Besoin initiatique, réponses maçonniques.
Jean-Charles Nehr
Dans un premier temps, nous verrons comment ce besoin est né et a évolué jusqu’à nous. Nous pourrons ensuite nous attacher à l’analyse de ce besoin dans ces manifestations actuelles. Les réponses à notre questionnement, ou du moins certaines d’entre elles, s’inscriront d’elles même au fur et à mesure.
- Le premier regroupera les maçons qui veulent appliquer le résultat de leurs recherches à l’amélioration du sort de l’homme dans la société. De là naîtra le courant philanthropique qui deviendra plus tard politique. Dans ce groupe, le besoin initiatique sera faible ou nul.
- Par contre, le second courant verra dans la franc-maçonnerie la possibilité d’accéder, grâce aux symboles, à un monde de connaissances allant au-delà des connaissances ordinaires. Ici, le besoin initiatique sera puissant, et chercher à atteindre l’initiation constituera même parfois l’unique objet de préoccupation.
Le courant philanthropique et politique. Faible besoin initiatique
Les maçons de ce courant sont des hommes qui voient dans les loges un lieu de recherches dans le domaine des sciences et des arts (ce mot étant pris dans son sens du XVIIIe siècle). Ce sont aussi des individus qui veulent appliqués le fruit de leurs découvertes à l’amélioration du sort de l’homme et de la société, par une action philanthropique exercée dans la cité.
Un texte de la même époque est significatif de cet état d’esprit. Un maçon éminent écrit en 1784 : « A la fête de la Saint-Jean, […] les Frères allaient ensemble entendre la messe qu’ils faisaient donner aux Capucins. Ensuite, ils élisaient leurs Officiers, faisaient réception de leurs parents ou de leurs amis, en se permettant, à titre d’épreuves, quelques niches innocentes. Le banquet, copieux, et gai, qui couronnait la journée […], pouvait comprendre aux observateurs que le léger tissu mystérieux dont les francs-maçons feignaient de s’envelopper n’avaient pour objet que de provoquer la curiosité des prosélytes et de rire en même temps des vaines conjectures du public ».
Les progrès extraordinaires de la science et des techniques de la deuxième moitié du XIXe siècle amenèrent beaucoup de francs-maçons qu’il n’y avait plus de « mystère » inaccessible à l’intelligence et la raison humaines, car les sciences les dévoilerait tous. Mais, en même temps, les maçons comprennent que la philanthropie ne suffit pas à améliorer le sort de l’homme et de la société. L’engagement maçonnique direct dans la vie de la cité devint inévitable. L’activité de Loges devint politique.
A partir de 1850, on va donc assister dans les Loges à l’abandon progressif des symboles et des rituels. Un sommet sera atteint en 1905, quand des Loges du Sud-Ouest proposèrent de simplifier, d’épurer voire de supprimer rituels, décors, et initiation. La proposition fut rejetée et l’initiation maintenue, mais, fait remarquable, les motifs du rejet ne furent pas des motifs symboliques ou initiatiques, mais des raisons de politique maçonnique internationale. Je cite le texte du Conseil de l’Ordre : « Ce sont nos vieilles formules traditionnelles qui donnent à notre Ordre ce caractère international qui doit en faire, un jour que nous souhaitons prochain, le lien le plus puissant des peuples civilisés. C’est dans le maintien très strict de nos rites et de nos symboles que nous trouverons les premières assises de la République Universelle de nos rêves. »
Enfin, il est remarquable de noter que, pendant toute la période qui s’étend de 1900 à 1999 , le thème de l’initiation n’est venu que quatre fois comme question annuelle soumise à l’étude des Loges : 1938, 1952, 1964, 1986. Le rapport de de 1952 est remarquable car il fixe la doctrine des maçons du Grand Orient de France sur le sens du mot « initiation ». La question posée était : « formation et éducation initiatique des jeunes maçons ». Le rapporteur n’était autre que le Frère Marius Lepage, Vénérable de la fameuse Loge Volney à Laval. Lepage est bien connu comme directeur de la revue « Le Symbolisme » et comme ami Oswlad Wirth, l’éminent symboliste dont il partageait les vues. Autant dire que Lepage n’avait rien d’un rationaliste borné, mais faisait plutôt partie des défenseurs de la conception traditionnelle de l’initiation. Or, dans son rapport sur la formation initiatique des jeunes maçons, on trouve trois paragraphes intitulés respectivement : « les jeunes avant l’initiation », « les jeunes pendant l’initiation », et enfin « les jeunes après l’initiation ». Et dans ce dernier, Lepage précise : « Le perfectionnement du jeune maçon se poursuivra naturellement après son initiation ».
On voit bien que, pour les maçons de cette époque, le besoin initiatique tel que certains l’entendent aujourd’hui n’a pas de réalité et que le mot «initiation » est compris dans un sens bien précis. Il sert à désigner la cérémonie formelle, solennelle et rituelle qui marque l’entrée d’un nouveau membre dans une loge maçonnique. C’est donc à la fois une réception et une agrégation.
Mais, à côté de ce courant philanthropique et politique, va naître et se développer une autre conception de la maçonnerie ou va s’exprimer un besoin initiatique très fort que nous allons examiner.
Comme l’histoire va le montrer, ce besoin va prendre au cours du temps deux aspects bien différents. Le premier émergera à la fin du XIXe siècle et trouvera son expression dans l’ésotérisme. Le second naîtra dans les années 1980, son support sera l’introspection.
Besoin initiatique fort, première réponse : l’ésotérisme initiatique
Pour bien comprendre la naissance et le succès de ce courant, il faut nous replacer dans la mentalité des hommes du XVIIIe siècle qui n’avaient pas vus le « film » de l’histoire des sciences tel que nous pouvons le connaître. A cette époque régnait des conceptions étranges pour les hommes d’aujourd’hui, mais qui sont respectables, légitimes et cohérentes. Respectables car elles marquent un effort pour comprendre le monde, légitimes car elles s’inscrivent dans les schémas intellectuels de l’époque, cohérentes car elles se traduisent dans des systèmes théoriques soigneusement et finement élaborés.
- Le domaine : un certain nombre de chercheurs de vérité du XVIIIe siècle, fidèles à leurs devanciers, veulent pénétrer trois champs de connaissances. D’abord celui de Dieu et de la sagesse divine, ensuite celui du cosmos, et enfin celui de tous les mystères perdus ou cachés « perdus à cause de la chute d’Adam, ou cachés parce que disparus ». Dieu, le Cosmos, mystères perdus et cachés, voilà fixé le terrain des recherches.
- La méthode : l’acquisition de ces connaissances nécessite la mise en œuvre de moyens particuliers qui nous paraissent aujourd’hui étonnants, mais qui sont enracinés dans les mentalités de l’époque. Ces moyens sont par exemple les nombres (Pythagore), les vingt-deux lettres de l’alphabet hébraïque (Kabbale), les symboles (alchimie) etc. Seuls quelques hommes, très peu nombreux, sont capables de mener à bien cette recherche.
- Le résultat : la connaissance s’acquiert par une « illumination », comme c’était le cas dans les mystères antiques.
- Le but à atteindre : connaitre un inconnu, et cet inconnu est connaissable. Ce point est fondamental.
Le besoin initiatique trouvait ainsi sa première réponse maçonnique, mais il lui manquait encore une doctrine cohérente adaptée à l’univers des maçons. La légende d’Hiram allait assurer sa formulation et son succès. L’introduction d’Hiram modifia complètement le caractère de la maçonnerie. L’histoire de l’architecte assassiné, le temple de Salomon, tout cela allait constituer la matière première de la doctrine initiatique de la maçonnerie car elle appelait des suites : il fallait venger Hiram, ou mieux lui rendre justice, puis le remplacer et reprendre la construction du temple … donc il fallait créer de nouveaux grades. Chaque grade nouveau amenait de nouveaux « secrets », donc un nouvel enseignement, lequel conduisait nécessairement à un nouveau degré initiatique. La pompe des hauts-grades était amorcée, le nombre des secrets se multiplia et le besoin initiatique y trouva matière à de grandes satisfactions au travers de nombreuses initiations.
Cette conception ésotérico-initiatique connut d’abord un succès foudroyant et conduisit à la prolifération des hauts-grades mais, bien vite, l’enthousiasme retomba. Le coté mercantile de l’affaire, la déroute des imposteurs y contribuèrent sans doute mais, surtout, les recherches d’accession à ‘’l’Inconnu’’, par les voies initiatiques se révélèrent stériles et donc incapables de satisfaire le besoin qui leur avait donné naissance. Malgré le renouveau d’intérêt causé par la création des rites égyptiens, cette tendance allait s’étioler au point de disparaître.
La défaite totale de la conception ésotérico-initiatique est consommée lors du Convent de 1964 qui adopte les conclusions suivantes : « l’initiation maçonnique n’est pas l’accession à un corps défini de connaissances cachées concernant la Nature ou la réalité surnaturelle, non plus que la disposition de moyens d’action sur la Nature, basée sur une telle réalité surnaturelle. Par conséquent, toute assimilation inconsciente ou voulue avec l’occultisme constituerait une défiguration majeure de l’initiation maçonnique en tant que telle ». Fait important, ce même Convent qui « supprime » l’initiation ésotérique affirme par ailleurs : « Considérant que la franc-maçonnerie est et ne saurait cesser d’être une société initiatique de forme traditionnelle … ». Ce qui suppose une redéfinition de l’initiation maçonnique, dans la mesure où l’on vient d’abandonner celle qui avait cours jusque-là. Nous allons voir comment le Convent va répondre en introduisant une nouvelle forme d’initiation, paradoxalement qualifiée de « traditionnelle », puisque c’est lui, le Convent, qui va la créer. C’est donc cette conception que nous allons aborder maintenant, celle qui constitue la réponse « introspective ».
La franc-maçonnerie «introspective»: besoin initiatique, le retour
- L’initiation devient un processus de prise de conscience de soi-même. C’est une méthode, et on parlera de « cheminement initiatique ».
- Elle permet de remettre en question le sens de la vie et d’atteindre une réelle force spirituelle et morale. Elle intéresse le champ de la Spiritualité et même une certaine forme de Sacré.
- L’initiation concerne ce qui n’est pas « communicable » à l’extérieur de soi. Incommunicable, elle est aussi « inexprimable ».
- C’est une méthode intuitive qui utilise les symboles comme supports. Ces symboles nous invitent en plus, à ouvrir une fenêtre sur l’éternité. On peut dater des années 1980 l’émergence perceptible de ce courant dans certaines Loges du Grand Orient. Certes, le terrain avait été préparé comme nous l’avons vu, mais il faut bien voir que ce courant correspond à l’expression d’un besoin réel et perceptible dans l’ensemble de la société actuelle. N’essayons pas d’analyser les causes de ce phénomène, contentons-nous d’en dégager les caractères fondamentaux de cette nouvelle théorie de l’initiation maçonnique.
De toutes les idées exprimées ci-dessus en vrac, que peut-on dégager ? Quatre points forts apparaissent, qui concernent : le domaine de recherche ou s’exprime le besoin, la méthode, le résultat et le but.
- Le domaine : il s’étend dans trois directions, à savoir l’intérieur profond de l’être humain, la spiritualité, l’inexprimable.
- La méthode : c’est le long cheminement intérieur.
- Le résultat : on peut l’approcher, mais on ne peut jamais l’atteindre.
- Le but : c’est la recherche d’un inconnu « inconnaissable ».
Alors un rapprochement s’impose avec la première théorie de l’initiation maçonnique développée plus haut. On ne peut pas manquer d’être frappé par le fait que les deux recherches sont à la fois étrangement semblables et, en même temps, étrangement différentes et que cela pose d’étonnants problèmes. Regardons ce qui se passe au niveau des caractéristiques comparées de ces deux réponses ésotérique ou introspective, au besoin initiatique fort :
INITIATION ESOTHERIQUE
Méthode : illumination (cérémonie = initiation réelle)
Résultat : acquisition réelle d’une connaissance (quelques initiés)
But à atteindre : un inconnu connaissable
INITIATION INTROSPECTIVE
Méthode : long cheminement (cérémonie = initiation virtuelle)
Résultat : approche de « quelque chose », non précisée (pas d’initiés !)
But à atteindre: un inconnaissable, inexprimable
On voit tout ce qui sépare ces deux réponses et donc ces deux besoins. A une exigence de recherches ouvertes sur le monde, menées par une activité débordante de l’intelligence de l’homme, où le résultat à atteindre est toujours au cœur de l’espérance du chercheur, ou l’émotion du bonheur de la découverte sera celle de l’illumination, on a aujourd’hui trouvé de biens maigres et décevants substituts ! En effet, que nous propose-t-on ? De remplacer le Divin par une spiritualité diffuse et confuse. De ne plus regarder les étoiles, mais de nous pencher vers les abîmes insondables de notre moi profond. A la recherche du mystère inconnu, mais que l’on croit connaissable, on substitue l’aberration de l’inconnaissable-inexprimable, qu’il faudra quand même un jour définir et préciser.
Mais, par-dessus tout, et c’est là le plus grave, on nous demande de remplacer l’intelligence par l’éprouvé, la raison par l’émotion, en vertu d’un syllogisme paralogique stupéfiant : j’éprouve donc je connais, je connais donc je suis initié, ce qui voudrait dire : j’éprouve, donc je suis initié.
L’initiation, c’est une cérémonie, un but et une méthode
- Le but à atteindre, c’est celui de tous les hommes de courage et de bonne volonté, et c’est un homme qui n’était pas maçon qui en a donné la plus belle définition. Dans son discours à la jeunesse, Jaurès parle du courage, et je transposerai ainsi : « Etre initié, ou tout simplement être franc-maçon, c’est comprendre sa propre vie, la préciser, l’approfondir, l’établir et la coordonner cependant à la vie générale. C’est garder, dans les lassitudes inévitables, l’habitude du travail et de l’action. C’est être à la fois un praticien et un philosophe, c’est dominer ses propres fautes, en souffrir, mais ne pas en être accablé, et continuer son chemin. Etre initié, ou tout simplement être franc-maçon, c’est aimer la vie et regarder la mort d’un regard tranquille ; c’est aller à l’idéal et comprendre le réel ; c’est agir et se donner aux grandes causes (et j’ajouterai : aux petites), sans savoir quelle récompense réserve à notre effort l’univers profond, ni s’il lui réserve une récompense ».
Jean Charles Nehr 07 juillet 2019