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Entretien d’Alexandre Rauzy TRGM GOS - Le Bonnet Phrygien

10/9/2018

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​Entretien d’Alexandre Rauzy – Grand Maître du Grand Orient de Suisse avec Silvio A-W, Le Bonnet Phrygien
© Le bonnet phrygien N° 16 – mai/juin 2018 Journal de la Loge Liberté n° 21, GLSA

B.P. : Très Respectable Grand Maître, mon très cher Frère Alexandre. C’est un honneur et un plaisir de pouvoir faire une interview du Grand Maître du Grand Orient de Suisse pour le Bonnet Phrygien. Tu es professeur de philosophie dans un lycée privé lausannois. Est-ce donc par la philosophie que tu es venu à la Franc-Maçonnerie ?
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Alexandre : Oui ! C’était 1999, aux débuts d’Internet, j’ai commencé à me documenter un peu sur la Franc-Maçonnerie. J’ai vu que la Franc-Maçonnerie réunit des êtres humains qui réfléchissent ensemble sur divers sujets. En entrant en Maçonnerie, je me disais que j’aurais un espace supplémentaire de réflexion dans mon existence, donc aussi un espace supplémentaire pour philosopher. C’était ma seule motivation ; je n’avais pas beaucoup de renseignements sur la Maçonnerie elle-même, et tant mieux, j’ai été surpris après ! 😊 De façon générale, j’apprécie le caractère imprévisible de l’existence. Je regarde rarement la bande-annonce d’un film que je vais voir au cinéma. J’aime me laisser surprendre par la vie.

En maçonnerie, je n’ai pas trouvé ce que je cherchais, mais j’ai trouvé ce que je ne cherchais pas ! C’est peut-être l’aspect merveilleux de ma démarche : si j’avais trouvé simplement un espace de plus pour philosopher, un prolongement de ma salle de classe, je ne serais probablement pas resté en Maçonnerie. Quand j’étais à Toulouse, j’avais la société de philosophie ; ici, il y a la société vaudoise de philosophie et au départ, j’ai pensé que la Maçonnerie était une société savante. En fait, j’ai trouvé un espace où il y a des échanges intellectuels, c’est vrai, mais ce n’est pas l’essentiel ; l’essentiel, c’est l’échange fraternel, ce qu’on éprouve est largement plus important que ce qu’on prouve. Il y a en Loge à la fois un débat conceptuel et aussi des échanges émotionnels. C’est cette alliance au sein du moi intime, cette alchimie entre le cœur et la raison qui fait la spécificité de la Maçonnerie et qui rend pour moi la démarche maçonnique unique. Ce n’est donc pas un simple complément à ma vie d’enseignant de philosophie ou de philosophe chercheur. 

B.P. : Ou as-tu rejoint la FM? En Suisse ou en France?
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Alexandre : En Suisse ! J’ai été initié dans la Loge Le Labyrinthe [1] , Loge du Grand Orient de Suisse travaillant à l’Or:. de Genève. A l’époque, j’enseignais au Lycée français de Genève tout en habitant à Lausanne. Au tout début, quand j’étais Apprenti, j’étais très axé sur l’investissement dans la Cité, et la philosophie du Grand Orient de France était un peu mon modèle. Je me rappelle mes séances d’Apprenti où je disais à mon Second Surveillant : « Mais pourquoi on ne s’engage pas davantage…? » Le Second Surveillant de l’époque était très intéressé par la spiritualité, l’intériorité. Il a prononcé deux phrases formidables : « Tu viens d’arriver; la Maçonnerie que tu veux, c’est toi qui la feras, pas moi ! Si tu as envie que la Maçonnerie s’engage dans la société, elle s’engagera dans la société ! » Ces phrases m’ont beaucoup plu, et pas seulement parce qu’elles évitaient une possible confrontation. Je me suis alors dit qu’il ne faut pas râler qu’on est déçu, par une Maçonnerie qu’on voudrait différente. 
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La Maçonnerie qu’on aimerait est celle qu’on fait, parce que la Maçonnerie, c’est nous ! Chacun de nous en est responsable. ​

PhotoArc-en-ciel_à_Mayes (CC BY-SA 4.0) Armand Patoir 2018
​Avec le temps, j’ai appris à tolérer, puis apprécier, puis aimer cette palette de courants, toutes ces sensibilités si diverses qui composent la Maçonnerie qui m’environne et qui m’émerveille chaque jour plus.

J’ai davantage de goût pour les arcs-en-ciel que pour les monochromes…

Au début, le Frère qui ne partage pas ta sensibilité te dérange, et puis, petit à petit, tu ne peux plus vivre sans lui. C’est la transformation initiatique : c’est ne plus vivre l’altérité comme une menace, mais comme une complémentarité. C’est aussi se détacher de son ego pour mettre à niveau l’opinion d’autrui et sa propre opinion, et finalement comprendre que c’est un tout. Passer de l’un au duel, du duel au ternaire, du ternaire au tout. On ne peut plus penser la Maçonnerie d’une manière unilatérale. La Maçonnerie, c’est forcément le contraire de la pensée unique et de la sensibilité unique. Moi, qui suis en tant qu’enseignant de philosophie très rationaliste - en plus, amoureux de Descartes et de sa philosophie - il m’arrive de croiser en Maçonnerie des Frères ou des Sœurs qui sont très différents de moi, loin du rationalisme, et qui peuvent même me parler d’astrologie par exemple, où je suis perdu, bien sûr. Mais aujourd'hui, je ne voudrais surtout pas qu’ils n’existent pas. 

Je crois que la Maçonnerie se perd lors qu’elle se veut monolithique. 

Il n’y a rien de pire qu’un vieux Maçon qui dit : « J’ai compris ce que c’est la Maçonnerie, suivez-moi, c’est ça ! » C’est ce qui peut menacer une Loge ; quand il y a deux, trois vieux Maçons qui disent : « Attendez mes Frères, suivez-nous, nous, nous connaissons la vraie voie, la vraie méthode ! Ne tracez surtout pas votre propre chemin, suivez nos pas, et n’en déviez pas d’un pouce…» 

B.P. : C’est comme la fameuse phrase : « On a toujours fait comme ça ! » 😊

Alexandre : Oui, en effet ! « On a toujours fait comme ça, alors pourquoi changer ? » Il y en a aussi qui ressassent LA méthode maçonnique. En fait, il n’y a pas de rails, si ce n’est les valeurs fondamentales de la Franc-Maçonnerie, les Droits humains, la dignité, le respect de l’autre en toutes circonstances. On a évidemment un socle fondamental ; on ne peut pas entrer en Loge et proférer des propos fascistes. Mais à part les extrémismes politiques ou religieux, non seulement tout peut être examiné en Loge, mais le tout s’exprimant par la diversité est d’une nécessité absolue. Si on peut définir la Maçonnerie, c’est justement en disant qu’elle n’est pas monolithique; c’est une pluralité de chemins. Dès qu’on a la faiblesse de croire qu’il y en a un supérieur aux autres, on s’égare. 

B.P. : Que peux-tu nous raconter encore de ta Loge mère, le Labyrinthe ?

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Alexandre : J’aime beaucoup ma Loge mère. C’est vrai que je me demande souvent si j’aime ma Loge, parce que c’est ma Loge mère ou parce que c’est vraiment une bonne Loge ! 😊 Est-ce qu’il y a de « bonnes Loges » ? Depuis que je suis Grand Maître, je fais évidemment beaucoup de visites. On a dix-huit Loges et c’est un peu comme si j’étais Vénérable Maître de dix-huit Frères. Quand j’étais Vénérable Maître du Labyrinthe, j’ai aimé tous mes Frères. Il y en a évidemment qui m’étaient plus proches, mais je les ai tous aimés. Être au centre de l’Union, être Vénérable Maître, c’est ça. Je crois qu’être Grand Maître, c’est apprendre à aimer toutes les Loges de son obédience dans leur diversité. Mais pour revenir à ma Loge mère, forcément, je ne peux pas la considérer comme les autres, j’approuve un brin de tendresse en plus pour elle. Je crois qu’elle est un excellent symbole pour la pluralité de la Maçonnerie. Pourquoi ? La Loge Le Labyrinthe est une Loge assez jeune, puisque j’étais un de ses premiers Apprentis ; elle a été fondée en 1998. Les fondateurs étaient à la fois des Frères très spiritualistes, qui insistaient sur le travail sur soi et qui étaient attachés au symbolisme et aussi des Frères qui venaient du Grand Orient de France ou du Grand Orient de Belgique et qui étaient attachés à la laïcité, au progrès de l’humanité, à l’engagement de la Maçonnerie dans la cité. Donc, à la naissance même de la Loge, il y avait déjà les deux grands courants de la Maçonnerie. Ils se sont retrouvés et ils ont dit : «On va mettre de côté nos différences pour essayer de construire quelque chose ensemble, car on  a davantage de points communs que de divergences.» Une des particularités qui en résultent est que les Travaux sont ouverts avec une évocation à la fois au Grand Architecte de l’Univers et au progrès de l’humanité. Et ça, je ne l’ai jamais vu ailleurs. Il y a donc ce souci de synthèse pour dire qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre les deux courants, et que l’aventure est plus belle si le défi est plus grand! Finalement, chacun s’y retrouve. Quand j’ai été initié, j’étais agnostique, peut-être même un agnostique militant. Je n’étais tout de même pas athée, parce que j’ai toujours considéré l’athéisme comme un dogmatisme. Maintenant, avec le recul, je souris. 😊

Il m’arrive d’écrire des planches où je soutiens que la Maçonnerie peut être considérée comme une religion, y compris pour les agnostiques et les athées : on relie des hommes et il y a la présence du sacré. Ce qui est intéressant, c’est de voir l’évolution ou l’impact sur la personnalité, sur la sensibilité, sur la vision du monde ; bref, Le Labyrinthe, je l’aime beaucoup, tu l’as compris ! 😊 Il y a une blessure qui date d’il y a deux ans, à peu près, où on s’est divisé au sujet de la mixité. Jusqu’alors, tout allait bien. Mais la question de la mixité a été une vraie rupture, la seule limite à ce rêve de synthèse. La mixité du labyrinthe aurait entraîné l’exclusion du GOS qui est une obédience masculine. Certains Frères ont estimé que la Loge devait être mixte, et puisque cela ne s’est pas fait, ils sont partis. Finalement, une expression de leur liberté, que je considère rétrospectivement avec beaucoup de bienveillance. Chacun est libre de donner l’orientation qu’il souhaite à son chemin initiatique, pour peu qu’il ne l’impose à personne. 

B.P. : Mais Le Labyrinthe accepte des Sœurs aux Travaux, n’est-ce pas ?

PhotoParfaite égalité entre les Initiations
Alexandre : Tout à fait, en visite. Donc, il y a déjà une ouverture vers la mixité. Le GOS est une obédience masculine, mais où chaque Loge est souveraine ; c’est une fédération de Loges. Chaque Loge peut se déterminer quant au rituel et quant au choix d’accueillir ou non des Sœurs en visite. Actuellement, à peu près la moitié des Loges acceptent les Sœurs en visite, et c’est toujours une joie pour ces ateliers d’avoir une présence féminine sur les colonnes. Parmi les autres ateliers, un peu comme chez vous, j’imagine, il y a des occasions plus ou moins nombreuses où les Sœurs sont invitées. Mais le GOS ne peut pas initier des femmes. Il y a eu un grand débat à ce sujet, notamment au Labyrinthe. En tant que Grand Maître du Grand Orient de Suisse, je ne suis pas favorable à la mixité. L’égalité des droits entre les hommes et les femmes est cependant indiscutable. Le GOS est une obédience libérale et nous sommes signataires de l’Appel de Strasbourg [2]. Cet appel signifie quoi ? D’une part la non-obligation de la présence du Volume de la loi sacrée, et d’autre part justement la reconnaissance des obédiences mixtes et féminines. Il y a donc une parfaite égalité entre les Initiations. Pourquoi alors ne suis-je pas favorable à la mixité du GOS? Parce que j’estime qu’en Suisse, on a peu d’obédiences comparé à nos voisins français, et que le Grand Orient de Suisse est la seule obédience libérale à être masculine. Si le Grand Orient de Suisse devenait mixte demain, cela signifierait qu’il n’y aurait plus le choix de cette sensibilité libérale et masculine. Donc, ce qu’on gagnerait en égalité, on le perdrait en liberté du choix. Il y a une variété des obédiences en Suisse qui est parfaite. On a la Grande Loge Suisse Alpina qui est une obédience régulière, masculine, le Grand Orient de Suisse qui est une obédience libérale, masculine ; on a le Droit Humain Suisse et la Grande Loge Mixte de Suisse qui sont des obédiences libérales mixtes ; on a encore la Grande Loge Féminine de Suisse et il y a la Grande Loge Symbolique Helvétique qui elle travaille au rite Memphis-Misraïm et qui est mixte aussi. On a donc un choix largement suffisant en Suisse. Mais dès qu’on enlève une obédience, on enlève aussi une sensibilité, et ce qui fait la beauté de la démarche maçonnique, c’est justement cette variété de sensibilités. J’ajoute enfin que nous sommes très loin de la situation actuelle du Grand Orient de France qui initie des Sœurs, car ce n’est pas la volonté de la très grande majorité de nos ateliers, et cette volonté mérite tout le respect qui lui est dû, dans une structure où les valeurs et la pratique démocratique ne sont pas un vain mot. 

B.P. : Quelles sont pour toi les valeurs essentielles de la Franc-Maçonnerie ? ​

PhotoAnderson s Constitutions 1723 Wilson ms. 1878 PD Archive.org
Alexandre : C’est très intéressant, parce que je n’arrête pas de me poser la question depuis que j’ai été initié, qui sommes-nous ? C’est une question essentielle, dans la mesure où elle se réfère à l’essence de notre démarche. Les réponses évoluent, se complètent ou s’enrichissent au fur et à mesure du temps. C’est vrai qu’au départ, je cherchais une société savante ; il est vrai que chaque loge est un cercle de réflexion. On a des hommes – des femmes pour les Loges mixtes ou féminines – qui se retrouvent autour d’un thème et qui réfléchissent : c’est un laboratoire de recherche. Cela étant, on s’aperçoit que cette recherche de la vérité, ou cette approche de la vérité, n’est qu’un aspect - et en plus secondaire - dans la démarche maçonnique ou dans la vie d’une Loge. Être en Loge, c’est d’abord établir des liens. Donc, la recherche pure, qu’elle soit académique ou symbolique, n’est qu’un prétexte pour pouvoir établir des liens. Des liens avec soi d’abord, parce que – et c’est ce qu’on réalise dès qu’on est Apprenti – être Maçon, c’est apprendre à conquérir une liberté ; une liberté de parole, une liberté de pensée, une liberté par rapport à ses propres passions. Liberté des passions destructrices, aliénatrices, la passion de l’égo (l’égocentrisme ou l’amour-propre), la passion du pouvoir, (non pas le pouvoir sur soi qui est maîtrise de soi, mais le pouvoir sur autrui qui peut même aller, consciemment ou inconsciemment, jusqu’à la manipulation), la peur de l’altérité, la peur de la nouveauté, bref toutes ces passions qui nous attachent au dérisoire et nous détournent de l’essentiel: nos frères en humanité, et qui nous détournent aussi de la question du sens de l’existence: quel « jardin » voulons-nous laisser à nos enfants?: on croit qu’on détient la vérité, on croit facilement que l’autre a tort. Toutes ces passions qui vont nous éloigner de l’autre et nous rendre solitaire. Donc, c’est d’abord conquérir une liberté. J’adore l’idée grecque : οἰκείωσις (oïkéiosis). C’est un concept stoïcien qui est une réappropriation de soi par soi. Ça veut dire que je ne m’appartiens pas quand j’arrive dans la société. Je suis dépendant d’une image ; en classe, je suis le professeur ; à la maison, en voyant mon fils, je suis dépendant de l’image du père. C’est la mauvaise foi qu’a développé Sartre, l’envers de la liberté: on joue tous un rôle : le garçon de café joue le rôle de garçon de café et marche comme un garçon de café. Le premier défi de la Maçonnerie, c’est de nous faire comprendre qu’on a tous les outils nécessaires pour pouvoir être soi, pour pouvoir se retrouver. Cela se passe par la triangulation de la parole, par le fait qu’on ne juge pas son Frère, par un des aspects du secret maçonnique concernant le contenu des Tenues. Cet espace sacré que nous avons créé et ce temps sacré que nous faisons débuter et clore. Dans certains rites, le Couvreur prononce la phrase : « Scellons nos secrets dans nos cœurs avec fidélité. » Je sais que ce que je confie à mes Frères un soir ne va pas sortir de ce temps ni de cet espace sacrés. C’est une condition essentielle, c’est même une forme psychanalytique du secret maçonnique. Si on va chez le psychanalyste, on va aussi avoir la parole libérée par le secret du thérapeute. 

Nos Frères en humanité qui nous entourent portent un regard humain sur nous et partagent avec nous ce qu’on éprouve et ce qu’on vit. C’est là où il y a une grande beauté, mais aussi une grande libération. C’est une grande question de savoir si on est soi. Est-ce que je peux être autre chose que les rôles que j’assume ? On peut considérer d’un côté que ce n’est pas possible, que c’est une illusion, qu’être, c’est être un rôle. C’est dans une certaine mesure le cas dans l’esprit de Sartre, justement. Mais on peut aussi considérer qu’être soi, c’est un idéal et si c’est un idéal, on s’en approche énormément dans le travail maçonnique. 

La première des choses, c’est donc de trouver ce lien entre soi et soi. La Maçonnerie, pour moi, c’est un laboratoire de « reliance ». Le deuxième lien, c’est le lien entre soi et l’autre, avec cette découverte de l’altérité. Cet autre qui m’accompagne, cet autre qui ne me menace pas, l’autre que j’apprends à aimer dans toute sa différence, l’autre qui me permet d’évoluer, parce que le travail est collectif. Combien de fois, en Loge, on assiste à un débat – qui peut même parfois être dérisoire, peu importe – où deux avis se confrontent et où notre approche du problème évolue au fur et à mesure de la discussion. L’autre jour, on a eu un débat sur les critères d’admission. La question était de savoir si l’on n’acceptait que des « Maçons sans tabliers », si on rassemblait uniquement des êtres lumineux, ou au contraire, si on estimait qu’on doit surtout rassembler les bonnes volontés. Dans ce dernier cas, la Maçonnerie est une école. Au début du débat, j’avais une certaine sensibilité, mais cette sensibilité a évolué en écoutant les autres. On intègre la pensée de l’autre, on réfléchit et on approfondit pour prendre à la fin la décision la plus sage. Cette expérience est profondément maçonnique, c’est ce lien entre moi et l’autre. L’autre n’est pas un simple instrument, car dans la vie profane, l’autre n’est souvent qu’un instrument dans le travail ou dans la vie sociale. Le lien est souvent utilitariste. C’est un peu vrai aussi en Maçonnerie : l’autre m’apporte quelque chose et c’est pourquoi j’y suis, mais pas que ça, parce que le travail maçonnique est tout à fait collectif, que tout le monde est chemin de progression, et que l’universel prime toujours sur le singulier. 

Si on avait eu la même discussion dans un parti politique ou dans un groupe religieux, on aurait eu une discussion dogmatique, c’est-à-dire que la vérité aurait été révélée, figée, définitivement statique. En Maçonnerie, tout se discute à part les fondamentaux dont j’ai parlé tout à l’heure, à savoir la reconnaissance des droits fondamentaux et la fraternité universelle qui en découle. La vérité, loin d’être statique, est dynamique. Samedi dernier, lors d’une conférence à Genève, il y avait Philippe Foussier, le Grand Maître du Grand Orient de France, qui parlait d’universalisme. Quelqu’un lui a posé la question du développement de la Maçonnerie en Asie. Il a répondu : « J’avoue que la Maçonnerie ne s’est pas beaucoup développée en Asie. On fait des efforts, mais il est vrai que c’est la partie du monde où la Franc-Maçonnerie est la moins répandue.» Et moi, j’ai une idée…

B.P. : Moi aussi !

Photo© Le bonnet phrygien N° 16 – mai/juin 2018
​Alexandre : Ah, c’est intéressant ! 😊 Vas-y !

B.P. : En t’écoutant, je me suis dit que tu tenais des propos d’Occidental. Quand tu parles des vérités révélées des religions, ça ne concerne justement pas l’Asie. Ni le Bouddhisme, ni le Taoïsme n’ont des vérités révélées.  

Alexandre : Exactement ! On dit d’ailleurs souvent que le Taoïsme et le Bouddhisme ne sont pas vraiment des religions, ce sont plus des philosophies que des religions, parce qu’il n’y a pas de dogmatisme. Donc, en Asie, la démarche de compréhension maçonnique, quelque part, ils l’ont déjà, ils n’en ont pas besoin. Ils ont la méditation, le lien avec la nature et le tout, et ils sont antidogmatiques. On y voit beaucoup de choses que l’on retrouve en Maçonnerie : école du détachement, contrôle des passions, etc. Tu trouves cela aussi chez les Stoïciens. Le Bouddhisme et l’Occident furent en contact étroit dès l’antiquité, et ces liens établis par exemple grâce aux troupes d’Alexandre le Grand, font l’objet de nombreuses études.

Donc, pour revenir à la question : qu’est-ce que la Maçonnerie ? Un laboratoire de reliance entre soi et soi, reliance entre soi et l’autre, et reliance entre soi et le tout. Qu’est-ce que c’est une Tenue, si ce n’est le microcosme qui symbolise le macrocosme ? Le fait de dire : « Portons à l’extérieur du Temple ce que nous avons appris à l’intérieur », c’est une façon de prendre conscience que nous faisons partie d’un tout et surtout que nous sommes responsables du tout. Il y a aussi l’idée qu’en Maçonnerie, on apprend à se détacher de l’égo, donc du singulier, pour passer au bien universel. Il y a aussi en Maçonnerie l’idée que ce qui compte, c’est le Temple de l’humanité que nous construisons et non pas nos misérables vies. Quand le constructeur de cathédrales commençait son travail, il était sûr de ne pas voir la fin de la construction. C’était son arrière-petit-fils qui voyait la flèche. Il y a donc aussi cette idée qu’en Maçonnerie on apprend à disparaitre. Je suis persuadé que tout notre parcours maçonnique sert à nous apprendre finalement à nous détacher du dérisoire, au point d’accepter notre propre mort. Accepter comme à la fin du « Candide » de Voltaire : il faudra cultiver son jardin. Oui, j’ai cultivé mon jardin, oui, j’ai apporté quelque chose à l’humanité, oui, j’ai fait de mon mieux pour apporter ma pierre à l’édifice, mais je vais partir. Peu importe, c’est l’œuvre qui dépasse le créateur. Ma vie singulière n’est que dérisoire, parce que nous faisons partie d’une chaîne, une chaîne d’union « qui nous vient du passé et tend vers l’avenir » ; il y a des milliers d’ancêtres avant moi, il y en aura des milliers après moi. Ce qui compte, c’est que j’ai contribué à la construction et non à la destruction de ce qu’on m’a légué, que j’ai fait mieux que mes aïeux, et moins bien que ce que feront mes enfants,

​ « Faites mieux que nous ce que nous avons fait. »

Photo© Le bonnet phrygien N° 16 – mai/juin 2018
Je suis persuadé que toute cette école maçonnique, ce chemin initiatique qui nous apprend à nous détacher de l’égo, nous apprend à accepter notre propre disparition, et cette acceptation ne passe que par la prise de conscience de l’importance du tout, par rapport à l’unité, par rapport au singulier. Ce n’est pas l’ouvrier qui est important, mais la cathédrale ; ce n’est pas nous qui sommes importants, mais le monde que nous allons laisser à nos enfants. 


La Maçonnerie est aussi un laboratoire d’émotions. La Maçonnerie est très romantique. L’Humanisme du 16e siècle, le rationalisme du 18e et le romantisme du 19e siècle ont tous marqué notre institution. C’est vrai que nous sommes les héritiers des Lumières et donc du rationalisme, mais nous sommes aussi les héritiers du romantisme. On le voit dans les rituels : il y a des rites qui sont plus centrés sur le rationnel et d’autres qui sont beaucoup plus centrés sur l’émotionnel et la théâtralisation. Le Passage au II, par exemple est un rituel empreint de rationalisme, du moins dans la plupart des rites, par rapport au I et surtout au III. Bien sûr, on pourrait aussi dire que le Rite Français est plus rationnel que le REAA ou le RER. Mais méfions-nous des clichés car même dans le Rite Français, il y a beaucoup d’émotions. J’ai déjà eu les larmes aux yeux en assistant à des rituels initiatiques au RF. La Maçonnerie, c’est à la fois le logos du 18e et le pathos du 19e siècle. Il n’y a pas que du rationalisme, il y a du romantisme aussi en loge, et cette rencontre fortuite, je l’adore!

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La lumière - Aziz Acharki-266990-Unsplash 2018
​La semaine dernière, j’ai assisté à une Initiation. En vingt ans, j’ai déjà assisté à beaucoup d’Initiations, et pourtant, il y avait une émotion que je n’avais jamais ressentie. C’est magique ! Tu l’as vue dix fois, cent fois, et là, il y avait quelque chose d’inédit. Tous les acteurs, c’est-à-dire tous les officiants, étaient vraiment dans le rituel. L’impétrante – ça se passait dans une Loge du Droit Humain – avait une émotion que je n’avais jamais vue : elle a souri du début à la fin ; elle était lumineuse. A la fin, elle avait les larmes, tellement elle vivait ce qui s’est passé ce midi-là. C’est ça la Maçonnerie : c’est de l’émotion. Mes plus grands souvenirs, sont des planches très émotionnelles. Par exemple, une planche d’un Frère qui venait de perdre son emploi, et d’un autre Frère qui était chanteur de blues. Ces deux Frères ont fait une planche en duo. Le Frère qui avait perdu son emploi racontait son blues personnel, son spleen ; le musicien l’accompagnait en musique et racontait l’histoire du blues en parallèle. C’était émouvant au possible. C’était magnifique, parce que la nature humaine était là, toute nue sans fard et sans atour, livrant toute sa profondeur et sa beauté, et ça, tu ne lis pas dans les livres !
PhotoSam Braun, « Personne ne m’aurait cru, alors je me suis tu », Magnard, 2010.
​​C’est là où il y a quelque chose de fascinant en Maçonnerie : c’est le jour où tu as une Tenue et où tu te dis : « Ça, je ne le trouverai pas dans les livres ! » Là, on touche le secret le plus précieux de notre vécu maçonnique…

Je me rappelle une planche – je n’étais pas initié depuis longtemps, ça devait donc être en 2002 – d’un Frère qui a vécu la déportation dans un camp de concentration. Il fut avec sa mère, son père et sa sœur dans le train qui les conduisait à Dachau. A un moment, le train s’est arrêté dans une gare et il y a eu des résistants qui l’ont sorti du train. Ses parents lui ont dit : « Vas-y, vas-y ! » Il a raconté ce moment où il voyait que sa mère, son père et sa sœur restaient dans le train, et lui a été le seul survivant. On était tous en larmes. Il nous a encore raconté l’impact que cet événement a eu sur sa vie, sur son rapport à ses enfants, les dizaines d’années qui ont lui ont été nécessaires pour pouvoir sortir du silence, et finalement une grande leçon de bonté et de sagesse: il n’en voulait pas à ses bourreaux, sa haine eut été un trop beau cadeau pour eux, et il finissait en disant qu’il leur pardonnait. Ce frère s’appelait Sam Braun. Il nous a quittés pour l’Orient éternel en 2011. On peut trouver son témoignage sur internet, et je conseille à tous tes lecteurs de l’écouter [3], ou de lire le livre qu’il a écrit quelques années après que je l’ai écouté [4]. Les larmes qui ont coulé sur mes joues lors de cette tenue étaient de l’or liquide. Cette rencontre a été décisive pour mon engagement maçonnique. J’avais appris bien davantage que tous les cours d’histoire que j’avais pu suivre à l’école, j’avais aussi devant moi un exemple de planche maçonnique d’exception et un exemple de chemin initiatique qui conduit l’homme de la souffrance au silence, du silence à la parole, et de la parole au pardon. C’était de l’ordre de l’héroïsme, de la sainteté, d’une transmutation digne des alchimistes, d’une prise de conscience humaniste, peu importe, j’avais devant moi un être qui était pétri d’amour et qui à lui tout seul incarnait les valeurs qui nous rassemblent.  Avec un tel récit, on est dans le profondément humain. C’est là, l’essentiel de la Maçonnerie où le symbole et la recherche intellectuelle ne sont que des prétextes pour pouvoir exprimer ce qui est profondément humain et émouvant. 

La Maçonnerie est un espace où les sentiments sont intimement mêlés au rationnel et où la pensée est nécessairement incarnée, et parce qu’elle est incarnée, elle est belle. La pensée se sublime par son incarnation. On n’est pas dans Wikipédia, ni même dans Universalis, on a un être humain qui nous a ouvert une porte sur son intériorité, un être humain qui éprouve, qui ressent, qui souffre ou qui exprime de la joie. 

B.P. : Que faut-il selon toi pour que la Franc-Maçonnerie puisse répondre aux attentes des femmes et des hommes du 21e siècle ?

Alexandre : On entend parfois en Loge un discours défaitiste ou pessimiste qui annonce la mort de la Maçonnerie et le fait qu’on aurait de moins en moins de jeunes. Malraux aurait dit : « Le 21e siècle sera spirituel ou ne sera pas. » Que ce soit dans le sens de la spiritualité ou que ce soit dans un sens beaucoup plus rationnel, je pense que l’expérience maçonnique a de beaux jours devant elle. J’en suis persuadé. Pourquoi ? Parce que même si notre société abonde en sources d’informations, elle vit une pénurie de relations humaines directes. Autrefois, les parents, l’enseignant ou le prêtre étaient les uniques sources de connaissances. Aujourd'hui, le métier d’enseignant subit une mutation profonde comme d’ailleurs beaucoup d’autres métiers. On ne peut plus parler aux jeunes en tant que donneur de leçons. Pendant le cours, ou juste après, les élèves peuvent contrôler et rectifier tout de suite les informations. L’enseignant n’est plus le maître qui transmet un savoir, mais une méthode. C’est très maçonnique ! 😊 

Photo"Fraternité_universelle" Abraham Lincoln Memorial LCCN93508031 PD
​​Tout ça pour dire que si la Maçonnerie doit aujourd’hui apporter un savoir sur le plan strictement cognitif, elle est perdante. Mais si elle est là pour apporter une méthode, et si elle est là surtout – et c’est le plus important – pour être une opportunité de rencontres directes, de partages affectifs et spirituels, elle est gagnante. Les jeunes sont en contact avec le monde entier, grâce à Internet ; les connaissances proviennent des quatre coins de la planète et sont multiples, mais aussi, les relations humaines sont de plus en plus indirectes, de plus en plus éphémères et superficielles. Il y a même des cours privés par Skype désormais. L’ère numérique est celle de la distanciation, du foisonnement, de la précipitation. Notre rapport à l’autre a été profondément boulversé. A cela s’ajoute le développement de l’intelligence artificielle, le transhumanisme, les robots qui vont de plus en plus nous aider, mais peut-être aussi un jour nous supplanter. Mais où sont les liens et les rapports humains ? Je suis persuadé que ce sera de plus en plus précieux d’avoir un endroit où on se retrouve dans un rapport humain direct, et où l’essentiel se situe justement dans l’émotion, dans l’échange, dans le sentiment. 

 Je pense que la Franc-Maçonnerie sera un remède à la solitude et au manque de profondeur. Le jeune est ouvert au monde, sur Facebook, il a cinq mille « amis », mais il est seul. Un jour, il comprendra qu’il est seul, malgré ses cinq mille amis, qu’il n’est pas tant aimé que ça malgré son chapelet de « likes », et il frappera à la porte d’un Temple maçonnique. La Franc-Maçonnerie du 21e siècle doit être à la fois traditionnelle, et conserver cette richesse du contenu spirituel, initiatique, ésotérique et symbolique ; mais elle doit être en même temps ouverte sur le monde. On ne peut pas rester indifférent à ce qui se passe à l’extérieur, et laisser l’obscurantisme, le fanatisme, le populisme, les extrémistes de tous bords progresser chaque jour d’avantage sans rien faire ou sans rien dire. Car le silence dans certaines situations équivaut à une complicité. Le Grand Orient de Suisse a cette double aspiration. Si l’on prend le Grand Orient de France, son identité, c’est la laïcité, l’extériorisation, l’impact sur la vie politique. C’est un peu une caricature, car ils ne sont pas que ça, mais c’est quand même leur identité. Le Grand Orient de Suisse se situe sur le plan identitaire un peu entre le GODF et la Grande Loge de France. Comme c’est une fédération de Loges, et que chaque Loge est libre pour se déterminer par rapport au rite et à ses aspirations, on retrouve au Grand Orient de Suisse des Loges fortement engagées sur le chantier d’une réflexion symbolique, l’introspection, le travail sur le Temple intérieur, et aussi des Loges qui sont ouvertes au monde. Je pense que la Maçonnerie, c’est tout ; ce n’est pas l’un ou l’autre, c’est l’un et l’autre. 
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Quand le Grand Orient de Suisse prend position [5] comme ce fut le cas pour l’attentat  de Carcassonne, du 24 mars 2018, où le Colonel Beltrame, qui était un Frère de la Grande Loge de France, a été assassiné, quand il prend position comme lors de l’attentat à Nice, c’est pour dire : « Nos valeurs sont bafouées. ». On prend position, car être silencieux, c’est être complice. Et quand le Grand Orient de Suisse, en tant qu’obédience, fait un communiqué, une Loge qui ne souhaite pas s’extérioriser n’est pas du tout dérangée dans son désir de discrétion. Chaque Frère a le droit de travailler simplement sur lui-même et de ne pas s’engager directement dans le monde profane. Après, il y a bien sûr la question de savoir si tu portes tes valeurs uniquement dans ton travail et dans ta vie familiale, ou si tu estimes que ton obédience a le droit ou même le devoir de s’exprimer dans des situations exceptionnelles où les valeurs maçonniques sont menacées. 

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​Le 15 septembre, nous allons organiser un événement autour de la bande dessinée. En festival off de BDFIL à Lausanne, on va se retrouver autour du thème La bande dessinée et la Franc-Maçonnerie dans le cadre d’un festival profane.

​Est-ce que c’est dénaturer notre Initiation maçonnique ou notre identité maçonnique ? Je ne le pense pas ; il y en a qui pensent que nous devons rester dans nos Temples à l’abri des regards. Mais si on reste tout le temps à l’abri des regards, qui va parler de nous ? Nos détracteurs! Ceux qui ont mille préjugés sur nous. 

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​En janvier 2017, j’ai invité Laurent Kupferman, un Frère du Grand Orient de France qui a écrit de nombreux livres sur la Maçonnerie, la laïcité ou l’esprit républicain. Je l’ai invité, car il venait de sortir un livre dans la collection « 3 minutes pour comprendre ». Un excellent livre pour une première approche de la Franc-maçonnerie d’ailleurs… On a donc présenté son livre dans une Maison de Quartier à Lausanne. 

Il y a eu un dialogue très fertile entre lui et moi sur la Franc-Maçonnerie ; parmi les profanes qui assistaient à cette présentation, l’un nous a posé une question à la fin : « Est-ce que vous connaissez le symbole de la pomme de pin ? » 

PhotoFontaine de la Pomme de Pin, Raon-l'Étape (CC BY-SA 3.0) Ji-Elle 2012

​On s’est regardé avec Laurent et on a répondu : « Non… » 😊 Le profane en question dit alors avec un air mystérieux:
« Hm ! Cherchez ! »
Ce n’était pas « Cherchez et vous trouverez ! », mais c’était presque ça, l’air de dire qu’on lui cachait quelque chose.

Ce profane m’a laissé ensuite son nom ; en cherchant sur Internet, j’ai découvert son site où il expose le fait qu’il a remarqué des pommes de pin au Vatican. C’est donc un symbole sur certaines sculptures au Vatican. Il a aussi remarqué qu’on trouve ces pommes de pin dans un certain monastère au Portugal.

Et… dans l’image aérienne de Google Earth de ce monastère, il arrive à tracer sur les toits une équerre et un compas ! 😊
B.P. : Oh ! 😊

Alexandre : Donc, si on ne dit pas qui nous sommes, on laisse la parole à l’imaginaire. Pascal, dans Les Pensées, dit au sujet des pouvoirs de l’imagination : « Considérez un tribunal : vous attendez l’arrivée du juge qui va rendre la sentence. Si ce juge arrive mal rasé, mal habillé, et même barbouillé, vous allez aussi mal considérer son jugement. S’il arrive bien habillé, avec une belle voix sentencieuse, vous allez considérer que son jugement est juste. » L’émotionnel va donc emporter notre imagination. Donc, oui, si nous ne disons pas qui nous sommes, ce sont les autres qui vont le dire. D’ailleurs, pourquoi nous cacher ? Ce n’est pas beau, la Maçonnerie ? Moi, je suis extrêmement fier d’être Maçon. Et quand on représente une obédience, on a le devoir de s’extérioriser. 

Je pense que la Maçonnerie répond aux besoins du 21e siècle. Aujourd’hui, il n’y a pas de pudeur ; on étale sa vie complètement sur Facebook. En Maçonnerie, en revanche, il y a des rencontres qui ne sont pas exposées ; ce n’est pas de l’impudeur, ce sont des rencontres protégées où l’on peut être soi-même, où l’on partage des choses dans un endroit privilégié, qui est à l’abri des passants. Dans un monde profane où tout est transparent, le côté « à l’abri des regards » de la Maçonnerie va prendre une grande valeur. Je me félicite de la transparence pour des affaires politiques, pour des affaires de corruption, pour des affaires de pédophilie, et tant mieux si on a un monde transparent, car il est gage de probité dans beaucoup de situations. Mais le monde totalement transparent finira par devenir oppressant, comme dans 1984 de George Orwell. Là où la transparence va nous atteindre au point d’être oppressante, la Maçonnerie aura une réponse.
 
B.P. : Nous avons assisté tous les deux à une Tenue de la Loge Phoenix à Clarens ; le thème était le dialogue inter obédientiel. Si ce dialogue existe au niveau des Frères et des Sœurs, existe-t-il aussi au niveau des Grands Maîtres de la GLSA et du GOS ?
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RL Phoenix
​Alexandre : Il y a eu des périodes où il n’y avait pas de relations. Le Grand Maître qui m’a précédé, Philippe Lang, disait quand on le questionnait sur les relations entre la GLSA et le GOS : « C’est tout à fait limpide : il n’y a pas de relations. » Est-ce qu’on le regrette ? On le regrette uniquement sur le plan idéal, parce que l’idéal du Maçon est de réunir ce qui est épars et de chercher l’universel. Il y a d’ailleurs un aspect très platonicien dans cette quête de l’idéal. Il y a absence de relations ou peu de relations suivant les Grands Maîtres et les périodes ; actuellement, c’est plutôt peu, parce qu’il y en a quand même plus qu’avant ; on le regrette nous, GOS, quand on pense à l’idéal maçonnique. Ceci dit, on en n’a pas besoin et on n’en souffre pas. Pourquoi ? Parce qu’avec un passeport du GOS, on va partout, sauf dans les obédiences régulières, et il n’y en a qu’une par pays. C’est vrai, en Suisse, c’est une majorité de Maçons, mais pas du tout en France et pas du tout dans beaucoup d’autres pays. On ne souffre pas de ne pas être reconnu par les obédiences régulières. Le monde de la Maçonnerie libérale est assez large pour qu’on ne sente pas des barrières autour de nous. 
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Je sais qu’il y a des Frères qui visitent, dans les deux sens, et tant mieux. Plus on se rencontre, plus on rencontre des Maçons différents, plus on s’enrichit. Moi, mon rêve, toujours par rapport à cet idéal maçonnique, c’est de faire comme les Français dans les Rencontres La Fayette. Il y a un colloque par an entre les Frères de la GLNF et des Frères du GOdF, un vrai colloque multi obédientiel qui permet aux Frères de travailler ensemble. Je l’ai proposé au Grand Maître de la GLSA lors du banquet de clôture du convent de la GLSA à St-Gall, mais il n’a pas eu l’air d’être preneur. Je comprends qu’il faille du temps, mais je trouvais que c’était une belle idée, une idée qui rassemble. Je suis un Maçon et j’adore les idées qui rassemblent. Être Maçon, c’est prendre conscience qu’on fait partie de la grande famille humaine, donc dresser un mur artificiel entre les obédiences régulières et les obédiences libérales, c’est quand même paradoxal. Il faudra du temps… 

B.P. : Comment la direction de ton lycée a-t-elle réagi face à ton appartenance maçonnique ?

Alexandre : Quand on est en Maçonnerie, on entend souvent : « Fais attention, ne te dévoile pas dans ton milieu de travail ! Tu risques de perdre ton emploi ! » Peut-être que cela arrive dans certains endroits, mais est-ce alors vraiment à cause de l’appartenance maçonnique ? On n’en saura jamais rien. Alors comment mon directeur général a-t-il su que je suis Maçon ? C’est une histoire assez intéressante ! Il y a des parents chinois qui devaient mettre leur fils dans mon école à la rentrée. Ils ont des moyens et ils ont donc engagé un détective privé pour enquêter sur les professeurs de l’établissement. Le directeur du marketing, qui s’occupe du marché asiatique, m’a dit : « Ils ont fait une enquête sur toi et ils ont découvert que tu es Franc-Maçon. » J’ai répondu : « Oui, et alors ? Ça leur pose un problème ? » 😊 « Oui, les parents veulent un approfondissement sur ce qu'est la Franc-Maçonnerie. » Je me suis dit que c’était assez logique ; la Maçonnerie n’est justement pas assez développée en Asie et il est donc normal qu’ils soient intrigués. Le directeur du marketing m’a alors dit qu’on pouvait le cacher au directeur général, mais j’ai dit : « Pas du tout ! » Le directeur général est un fin lettré, professeur de français et de littérature, et j’ai confiance en l’esprit humain et en ceux qui ont une certaine culture. Et j’ai bien fait. Le directeur général m’a dit : « Oh, il y a beaucoup de gens célèbres qui ont été Maçons. Où est le problème ? » On a donc rédigé une lettre aux parents chinois expliquant que cette appartenance était tout à fait logique, d’autant plus que j’étais professeur de philosophie et que la Franc-Maçonnerie est en quelque sorte un complément à ma formation. Ça a tout à fait rassuré les parents qui ont mis leur fils dans notre école !  

B.P. : Que peux-tu nous raconter encore de l’homme Alexandre ? Par exemple, tes loisirs ?

Alexandre : Depuis que je suis Grand Maître, je n’ai pas beaucoup de loisirs ! 😊

​Je peux te parler de la vie du Grand Maître Alexandre ! Pendant la journée, je donne mes cours, le soir, je suis en Tenue en Suisse pendant la semaine - j’adore visiter mes loges - et le week-end, j’ai souvent un convent à l’étranger. Donc, ma vie est très occupée. Il y en a qui me disent : « Mais comment tu tiens ? On te voit partout ! Tu n’es pas épuisé ? » Souvent, je prends la voiture et je rentre à deux heures du matin. Je leur dis : « Mais non, sincèrement, une Tenue, ça me ressource. » Tout cela n’est pas du travail, c’est ce qui nous permet de côtoyer l’essentiel. Je ressors d’une Tenue avec un mieux-être et donc, il n’y a pas de fatigue, il n’y a que du bonheur. C’est pour ça que j’adore visiter les Loges ; j’essaie d’être là systématiquement quand il y a une Initiation. J’ai la chance d’avoir dix-huit Loges et non cent-huitante ! J’essaie donc d’être là pour les Initiations, les jubilés et tout autre événement d’importance. De temps en temps, je vais aussi visiter des Loges du DH ou d’une autre obédience de la Franc-maçonnerie libérale Suisse. 
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Les week-ends, il y a les convents, et les convents en Suisse sont bien sûr obligatoires. A l’étranger, on est fondateur de l’AME, l’Alliance Maçonnique Européenne, qui rassemble les principales obédiences européennes pour exprimer nos valeurs auprès des institutions européennes, comme le CLIPSAS le fait pour l’ONU, et là, il y a aussi des réunions. C’est le Grand Chancelier qui y va, mais parfois, c’est moi. Tout cela est intéressant. Ce qui permet de voir un autre aspect de l’obédience, c’est le contact avec l’étranger, avec d’autres obédiences, et de construire quelque chose ensemble. 

Pour moi, être Grand Maître, c’est être un modèle d’humilité. Le Grand Maître qui entre dans une Loge n’est pas le Grand Maître, mais le frère Alexandre. Je fais tout particulièrement attention aux Apprentis et aux Compagnons. Moi, j’ai un sautoir qui représente les Frères qui m’ont fait confiance pour les représenter. Mais la Maçonnerie est une école d’humilité. Pourquoi un Grand Maître serait alors autre chose qu’un exemple d’humilité ? La deuxième chose est que le modèle de fonctionnement du Conseil de l’Ordre, c’est la Loge. Le modèle de fonctionnement d’une obédience, c’est la Loge. Donc, un bon Vénérable, c’est celui qui rassemble ce qui est épars. C’est celui qui n’exerce pas un pouvoir qui émanerait de sa fonction, mais celui qui détient un pouvoir qu’il détient de ses Frères. Le Vénérable Maître est donc l’expression de la volonté, de la confiance, et surtout de l’amour, de ses Frères. A lui de chercher un consensus et de le maintenir. Un Grand Maître, c’est la même chose. Il doit être l’expression des Loges. Et ce n’est pas si simple, lorsque chaque loge et souveraine et que l’obédience est multi-rites… Il faut aussi avoir à l’esprit que le Vénérable deviendra un jour Couvreur et que le Grand Maître sera un jour un Passé Grand Maître. C’est très initiatique. Chaque fonction n’est pas une fonction honorifique, mais une fonction de confiance ; elle dure un temps, comme notre vie. 

B.P. : Et l’homme Alexandre… ? 😊
Alexandre : A part cela, j’ai la chance d’avoir mon fils unique, qui a 17 ans, dans l’école où j’enseigne, ce qui fait que je le vois beaucoup pendant la journée. Ça me permet de conserver un lien très fort avec lui. Je n’ai pas de femme dans ma vie en ce moment, ce qui me permet de me donner à cent pour cent à la Maçonnerie, à mon métier d’enseignant et à mon fils. J’arrive à un équilibre où je ne me sens pas coupable de mon engagement maçonnique au dépens de la vie de famille.

 Si j’étais marié, ce serait différent. Que l’engagement maçonnique, pour aussi important qu’il soit, ne nous fasse pas négliger nos devoirs d’homme, me paraît essentiel. Je crois qu’il est fondamental que le Maçon, dans sa vie profane, soit le reflet des valeurs que nous entretenons en Maçonnerie. Tout le travail que nous faisons sur nous-mêmes, avec ces rituels qu’on répète et ces Tenues qui s’enchaînent, c’est pour réduire au maximum l’écart entre nos idéaux et nos actes. « Res, non Verba »

B.P. : Aimerais-tu encore ajouter quelque chose à cette interview ?

PhotoPLAISIR? LA PHILOSOPHIE! Jena_UHG_Skulptur_Philosophie (CC BY-SA 3.0) Andreas Praefcke 2010
​Alexandre : Il y a peut-être une chose dont on n’a pas parlé, c’est de la notion de plaisir. C’est vrai que parfois on oublie que personne n’est obligé d’être Maçon et que personne n’est obligé d’être dans une Loge. On entend parfois des Frères qui se plaignent des Frères peu assidus. Avant de se plaindre, on doit tout faire pour que nos Loges soient des lieux de plaisir : il faut qu’on ait du plaisir à rencontrer ses Frères, qu’on ait du plaisir à écouter une belle planche. Si la Tenue est un lieu épicurien, alors oui, il y aura beaucoup plus de présences, d’engagement et d’assiduité. 

Ce qui me fait penser aux liens entre Maçonnerie et philosophie : c’est vrai que je l’ai dit à un moment donné, il y a des liens évidents avec les Platoniciens, et Pythagore qui joue un rôle important, parce qu’on poursuit un idéal, parce qu’on poursuit une utopie ; une utopie qu’on rend vivante à chaque Tenue. En Maçonnerie, il y a justement cette liberté de pensée qui nous permet de rêver, rêver d’un autre monde comme disait non le philosophe, mais le chanteur. Ça c’est platonicien. Le stoïcisme a aussi influencé énormément le parcours initiatique, parce qu’être Maçon, c’est dominer ses passions. Laisser les métaux à la porte du Temple, c’est dominer les passions ; les passions qui nous poussent vers l’égoïsme et qui nous éloignent de l’autre. Tout ce qui m’éloigne de mon Frère est destructeur, et tout ce qui me rapproche me nourrit. Le stoïcisme, c’est la maîtrise de soi, trouver la liberté : nous sommes des libres penseurs. C’est grâce à cette liberté de pensée qu’on peut se trouver soi-même. Le lien au cosmos est aussi un thème stoïcien important, et le Maçon tout autant que le philosophe du Portique, est un citoyen du monde. Le Maçon n’est pas un individualiste qui cherche à progresser sur le plan matériel. Pour les Stoïciens, il fallait fuir la quête des honneurs et des richesses. Ceci était d’ailleurs vrai pour presque tous les philosophes de l’Antiquité. En Maçonnerie, les honneurs quels qu’ils soient ne sont que provisoires. Le Vénérable qui devient Couvreur, c’est bien le symbole que n’importe quel honneur n’est qu’éphémère comme nos existences. 

Il y a aussi le scepticisme dans l’Antiquité. Et un Maçon, c’est un être qui doute. Cette remise en question permanente, le fait que l’on n’ait pas de vérité dogmatique, mais qu’on admette que chacun apporte sa pierre pour construire l’édifice librement, qu’on défende la liberté de pensée et qu’il n’y ait pas de vérité révélée nous rapproche du scepticisme de l’Antiquité. Tu vas dans une Eglise, il y a une vérité révélée, tu vas dans un parti politique, il y a une vérité révélée, mais pas en Maçonnerie. Chez nous, c’est le royaume du doute et de l’esprit critique. C’est ce que les Belges appellent le libre examen. En même temps, ce n’est pas vraiment du scepticisme, parce que les sceptiques aboutissent à la suspension du jugement (ἐποχή épochè en grec). C’est admettre qu’on ne peut rien affirmer ou nier : on ne peut pas juger, il n’y a pas de vérité. Ce n’est tout de même pas la conclusion du Maçon. Parce qu’à ce moment-là, tu vas admettre toutes les atteintes aux droits de l’homme, tu vas admettre un extrémisme ou radicalisme religieux ou politique. On a un socle de valeurs qui fait que nous sommes humanistes. On est donc sceptique, mais on ne conclut pas à la suspension du jugement. 
La Maçonnerie est humaniste, comme au 16e siècle. Pourquoi elle est humaniste ? Parce qu’elle considère que l’homme n’est jamais achevé. On ne naît pas homme, on le devient. Il y a toute une évolution dans le parcours initiatique, pour chaque Maçon, qui fait qu’on est meilleur aujourd’hui qu’hier et qu’on sera meilleur demain. On pense qu’on peut améliorer chaque humain par la pratique des valeurs, la réflexion, et par l’enrichissement mutuel. Donc, oui, nous sommes humanistes, parce qu’on considère qu’on peut non seulement améliorer chaque homme, mais aussi l’humanité. 

Les Francs-Maçons sont aussi cartésiens, comme au 17e siècle, dans la mesure où c’est la raison qui prime sur la passion. Descartes doute aussi, mais son doute n’est pas celui d’un sceptique ; il doute pour balayer les préjugés qui viennent de la société, de l’enfance. Balayer ces préjugés, s’en libérer pour chercher la vérité en toute liberté. 

Au 17e siècle, toujours, nous trouvons la philosophie de Spinoza, sa condamnation du dogmatisme religieux (« Dieu, cet asile de l’ignorance » [6]), sa conception, là-aussi, d’un homme citoyen du monde, et sa théorie du désir qui conçoit le sujet comme source de toute valeur… Quoi de plus maçonnique? 

PhotoDeclaration des Droits Homme 1948 UN PD Archive.org
​Au 18e siècle, nous héritons bien sûr des Lumières et ceci surtout sur le plan éthique. Il n’y a pas de relativisme moral, en tout cas, je le pense. Nous avons quand même la notion de la dignité humaine, du respect de l’autre en toute circonstance, la notion de respect de l’autre en tant que personne et non en tant qu’objet. Tout cela nous vient d’Emmanuel Kant et on le retrouve dans les Loges maçonniques. Une Loge maçonnique raciste ne serait pas une Loge maçonnique. Cette universalité de la Déclaration des Droits de l’Homme, texte de référence, tout particulièrement pour la maçonnerie libérale, puise ses sources dans la philosophie kantienne. Cette année le GOS célèbrera les 70 ans de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme en éditant un Cahier Blanc, fruit d’une réflexion que nous menons en loge depuis un an et demi. Si tes lecteurs veulent être tenus au courant de la parution de cette publication, comme de l’actualité du GOS, ou encore lire une sélection des meilleures planches écrites par des FF:. du GOS ou d’autre obédiences, ils peuvent consulter notre revue en ligne: « Les Cahiers Bleus », dont l’audience ne cesse d’augmenter tant le contenu est à la fois vivant et de qualité, et où cette interview sera également publiée. 

De Voltaire, on tient la tolérance et l’indépendance vis-à-vis des religions. Les Lumières nous ont profondément inspirées. L’affaire du Chevalier de La Barre [7] ou l’affaire Calas [8], montrent bien le hiatus qu’il peut y avoir entre le dire et faire, qu’une herméneutique pernicieuse peut conduire les religions au crime, alors que les croyances, elles, lorsqu’elles sont aussi tolérantes que le déisme de Voltaire, parce qu’elles échappent aux institutions, et qu’elles sont de l’ordre de l’intime, ne dressent jamais les hommes les uns contre les autres. C’est ce qu’avait probablement compris le pasteur Anderson, tout religieux qu’il était.
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On arrive alors au 19e siècle et là, il y a quelque chose de très important pour moi : l’existentialisme de Kierkegaard. Qu’est-ce qu’il nous dit ? Tu ne peux pas prétendre connaître l’amour si tu n’as pas aimé. C’est donc dans le vécu des choses que tu apprends à connaître [9]. On ne peut connaître qu’en éprouvant le concept. Dans ce sens, la Maçonnerie est profondément existentialiste. Il ne s’agit pas seulement de faire de la recherche, d’avoir une lecture strictement rationaliste du monde, mais de vivre nos idéaux. L’essentiel n’est pas de l’ordre de la preuve, mais de l’épreuve, de l’ineffable, de l’indicible, en un mot de l’art.

Au 20e siècle, il y a la phénoménologie avec Heidegger et Merleau-Ponty. Tu peux parfaitement l’appliquer à ce qu’on vit en Loge. Pour la phénoménologie, l’objet n’a pas de sens en lui-même. C’est uniquement la conscience de l’objet ou le rapport entre le sujet et l’objet, le lien, la rencontre, qui donnent du sens. Qu’est-ce qu’une Tenue si ce n’est une rencontre ? C’est pour cela que ça ne sert à rien de recevoir la planche d’un Frère d’une Tenue à laquelle on n’a pas assisté. Parce que si on lit sa planche, on aura juste le contenu cognitif, mais on n’aura pas du tout la soirée elle-même avec les interventions des Frères, l’atmosphère, l’égrégore. Tout cela est unique. C’est pareil pour le symbole. On dit que le symbole est le lieu géométrique de la liberté. C’est beau ! Si, lors de l’arrivée d’un nouveau Frère, le Second Surveillant commence à dire que le compas, c’est forcément la comparaison, et l’équerre la rectitude, il est dans le faux. Bien entendu qu’il y a quelque chose de vrai, mais il sera faux dans la méthode ! C’est au nouveau Frère de découvrir ce que représentent le compas et l’équerre pour lui, ce jour-là. Freud a montré que les rêves ont une signification symbolique, pourtant les livres qui cataloguent les symboles que l’on peut rencontrer dans nos rêves sont des tissus d’inepties, car le même symbole aura une signification différente, pour deux rêveurs différents, car renvoyant à deux vécus spécifiques.

Et encore, pour compléter la question par rapport au 21e siècle : j’ai assisté il y a peu à un dîner-débat sur le transhumanisme, organisé par le cercle républicain Edgar Quinet-Aristide Briand [10]. J’ai raconté l’épisode suivant : j’ai un fils de dix-sept ans. Il y a un mois, je l’ai accompagné pour la première fois à une Tenue blanche ouverte. Je vais le chercher en voiture ; je me gare devant la maison de sa mère. C’est la première fois qu’il met un beau costume. Je me prépare intérieurement en me disant qu’il va y avoir quelque chose de profond : à l’instar de mon père qui m’a appris à faire un nœud de cravate, moi, je vais apprendre à mon fils comment faire un nœud de cravate. Il y a un joli symbole de transmission. Mon grand-père l’a appris à mon père, mon père me l’a appris et moi, je vais l’apprendre à mon fils. Il sort de la maison de sa mère sa cravate nouée. Je lui pose la question : « C’est ta mère qui t’a fait le nœud de cravate ? » « Mais non, pas du tout ! j’ai vu ça sur YouTube ! » 😊

D’un côté, j’étais très heureux, parce que, comme on disait tout à l’heure, il profite de beaucoup plus de sources de connaissances que moi à son âge. Il a donc gagné en autonomie. Mais il y aura toujours une différence entre lui et moi : chaque fois que je fais mon nœud de cravate, je pense à mon père. C’est comme la madeleine de Proust : ce n’est pas un simple nœud de cravate, parce que là, on est dans le fonctionnel. Oui, mon fils est capable de faire un nœud de cravate, parce qu’il l’a vu sur YouTube. C’est fonctionnel, c’est efficace. Mais qu’en est-il du sentiment ? Qu’en est-il de l’émotion ? Qu’en est-il du lien ?
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On peut nous promettre un monde plein de robots, mais un jour, aura-t-on un robot qui pense à son père en faisant son nœud de cravate ? 😊 Je crois que là, on est dans cette approche phénoménologique du monde en disant que l’essentiel n’est pas dans la matière, l’essentiel n’est pas dans l’homme non plus, mais l’essentiel est dans le lien. La matière n’a de sens que quand il y a une conscience qui lui donne du sens. La cravate, en l’occurrence, c’est la matière, mais du moment que je pense à mon père en faisant mon nœud de cravate, cette matière devient esprit. Il y a cette spiritualisation de la matière et ça, c’est unique chez l’homme. C’est Husserl, au 19e siècle, qui disait : « Toute conscience est conscience de quelque chose.» [11]  L’essentiel de l’humanité ou de l’humain est dans la conscience. Qu’est-ce que l’Initiation maçonnique, si ce n’est une prise de conscience ? 

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Penseur de la Porte de l'Enfer (Rodin)_ photo cc 2.0 Jean-Pierre Dalbéra 2010
On pourrait encore parler de l’Initiation elle-même ! Donc, dans l’Initiation, il y a une prise de conscience. C’est aussi un début. C’est un bouleversement, un véritable changement de paradigmes. Tu changes de modèle ; c’est une révolution intérieure. Une révolution, ça veut dire que ce n’est pas une évolution. Dans une révolution, tu acquiers du nouveau, mais tu renonces à de l’ancien. La Révolution française, ce n’est pas juste l’avènement de la République ; c’est aussi l’abolition de l’Ancien Régime. L’Initiation amène à un profond changement, une révolution intérieure qui va débuter à partir d’une rencontre : une rencontre entre soi et le rituel, mais surtout entre soi et des hommes. Qu’est-ce qu’on voit quand on reçoit la Lumière ? Des Frères ! C’est ça qu’on retient essentiellement de notre Initiation. D’ailleurs, comme je l’ai dit avant, chaque Initiation est différente, même si les rituels sont semblables. Pourquoi ? Parce que les Frères sont différents. Il y a beaucoup de formes d’Initiations. On peut être initié par la maladie ou un accident. On réalise alors que tout est éphémère, qu’il y a une urgence à vivre et surtout une urgence à donner du sens à sa vie et au monde, dans lequel on n’est qu’un éphémère passager. Tu peux aussi être initié par une rencontre. Il n’y a pas longtemps, j’ai pensé aux Misérables [12]. Je me suis dit : Victor Hugo, c’était un Maçon sans tablier. Dans Les Misérables, quand Jean Valjean, qui a fait vingt ans de bagne pour avoir volé un pain, sort de prison, il est rejeté par la société en tant qu’ancien bagnard. Alors que toutes les portes étaient fermées, le prêtre, Monseigneur Myriel, lui ouvre la sienne. Dans la nuit, Jean Valjean va voler l’argenterie ; il sera attrapé par les gendarmes et ramené chez le prêtre qui va dire : « Mais non ! Je lui ai donné cette argenterie ! Prenez donc ces deux chandeliers que vous avez oubliés mon ami…!» Là, il y a une action hors du commun, une action héroïque, certains diraient sainte. L’action exceptionnelle de ce prêtre va avoir un impact énorme sur Jean Valjean. Il va être initié et il va se convertir du mal vers le bien. Il faut bien remarquer qu’il ne devient pas meilleur tout d’un coup. Il faut du temps. Victor Hugo a compris qu’une Initiation est une révolution, mais en même temps, il faut du temps pour intérioriser ce qu’on a appris. Celui qui devient Maçon par l’Initiation, il lui faut aussi du temps ; on ne devient pas homme de bien du jour au lendemain. Peut-être qu’un jour, on sera déçu par l’attitude de tel ou tel Franc-Maçon. Il faudra alors toujours se rappeler la Lumière que nous avons perçue lors du jour de notre Initiation. Il faudra comprendre que ce n’est pas parce qu’il y a quelques inspecteurs Javert qu’il faut perdre l’espérance. La seule action de ce prêtre est un acte d’une bonté inouïe qui donne foi en l’homme et en sa raison d’être. Il ne faut jamais perdre confiance en l’homme, en l’humanité, à cause d’une action décevante. Il faut aussi se rappeler que ce n’est pas le Frère qui nous déçoit qui fait la Maçonnerie, c’est nous. 


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Notes
[1] http://www.le-labyrinthe.ch/ 
[2] http://clipsas.news/ 
[3]http://www.lesenfantsdesam.com/pages/sam-braun-humaniste/recit-deportation-sam-braun/
 [4] Sam Braun, « Personne ne m’aurait cru, alors je me suis tu », Magnard, 2010.
 [5] http://www.g-o-s.org/v5/index.php/fr/communiques
 [6]Spinoza, Ethique I, Gallimard, La Pléiade, Appendice, 1984.
 [7] Voltaire, « L'Affaire du chevalier de La Barre », Gallimard, Folio, 2009.
 [8] Voltaire, Traité sur la tolérance, Gallimard, Folio, 2016.
 [9] “La vie n’est pas un problème à résoudre mais une réalité dont il faut faire l’expérience.”, 
« Post-scriptum aux miettes philosophiques », Gallimard, Tel, 2002
 [10] http://www.republique-laique-quinet-briand.org
 [11] Husserl, Méditation cartésiennes, Vrin, Biblio Textes philosophiques, 2000.
 [12] Victor Hugo, « Les Misérables », Gallimard, La Pléiade, 2018.
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