© Le bonnet phrygien N° 16 – mai/juin 2018 Journal de la Loge Liberté n° 21, GLSA
En maçonnerie, je n’ai pas trouvé ce que je cherchais, mais j’ai trouvé ce que je ne cherchais pas ! C’est peut-être l’aspect merveilleux de ma démarche : si j’avais trouvé simplement un espace de plus pour philosopher, un prolongement de ma salle de classe, je ne serais probablement pas resté en Maçonnerie. Quand j’étais à Toulouse, j’avais la société de philosophie ; ici, il y a la société vaudoise de philosophie et au départ, j’ai pensé que la Maçonnerie était une société savante. En fait, j’ai trouvé un espace où il y a des échanges intellectuels, c’est vrai, mais ce n’est pas l’essentiel ; l’essentiel, c’est l’échange fraternel, ce qu’on éprouve est largement plus important que ce qu’on prouve. Il y a en Loge à la fois un débat conceptuel et aussi des échanges émotionnels. C’est cette alliance au sein du moi intime, cette alchimie entre le cœur et la raison qui fait la spécificité de la Maçonnerie et qui rend pour moi la démarche maçonnique unique. Ce n’est donc pas un simple complément à ma vie d’enseignant de philosophie ou de philosophe chercheur.
B.P. : Ou as-tu rejoint la FM? En Suisse ou en France?
Alexandre : En Suisse ! J’ai été initié dans la Loge Le Labyrinthe [1] , Loge du Grand Orient de Suisse travaillant à l’Or:. de Genève. A l’époque, j’enseignais au Lycée français de Genève tout en habitant à Lausanne. Au tout début, quand j’étais Apprenti, j’étais très axé sur l’investissement dans la Cité, et la philosophie du Grand Orient de France était un peu mon modèle. Je me rappelle mes séances d’Apprenti où je disais à mon Second Surveillant : « Mais pourquoi on ne s’engage pas davantage…? » Le Second Surveillant de l’époque était très intéressé par la spiritualité, l’intériorité. Il a prononcé deux phrases formidables : « Tu viens d’arriver; la Maçonnerie que tu veux, c’est toi qui la feras, pas moi ! Si tu as envie que la Maçonnerie s’engage dans la société, elle s’engagera dans la société ! » Ces phrases m’ont beaucoup plu, et pas seulement parce qu’elles évitaient une possible confrontation. Je me suis alors dit qu’il ne faut pas râler qu’on est déçu, par une Maçonnerie qu’on voudrait différente.
La Maçonnerie qu’on aimerait est celle qu’on fait, parce que la Maçonnerie, c’est nous ! Chacun de nous en est responsable.
J’ai davantage de goût pour les arcs-en-ciel que pour les monochromes…
Au début, le Frère qui ne partage pas ta sensibilité te dérange, et puis, petit à petit, tu ne peux plus vivre sans lui. C’est la transformation initiatique : c’est ne plus vivre l’altérité comme une menace, mais comme une complémentarité. C’est aussi se détacher de son ego pour mettre à niveau l’opinion d’autrui et sa propre opinion, et finalement comprendre que c’est un tout. Passer de l’un au duel, du duel au ternaire, du ternaire au tout. On ne peut plus penser la Maçonnerie d’une manière unilatérale. La Maçonnerie, c’est forcément le contraire de la pensée unique et de la sensibilité unique. Moi, qui suis en tant qu’enseignant de philosophie très rationaliste - en plus, amoureux de Descartes et de sa philosophie - il m’arrive de croiser en Maçonnerie des Frères ou des Sœurs qui sont très différents de moi, loin du rationalisme, et qui peuvent même me parler d’astrologie par exemple, où je suis perdu, bien sûr. Mais aujourd'hui, je ne voudrais surtout pas qu’ils n’existent pas.
Je crois que la Maçonnerie se perd lors qu’elle se veut monolithique.
Il n’y a rien de pire qu’un vieux Maçon qui dit : « J’ai compris ce que c’est la Maçonnerie, suivez-moi, c’est ça ! » C’est ce qui peut menacer une Loge ; quand il y a deux, trois vieux Maçons qui disent : « Attendez mes Frères, suivez-nous, nous, nous connaissons la vraie voie, la vraie méthode ! Ne tracez surtout pas votre propre chemin, suivez nos pas, et n’en déviez pas d’un pouce…»
B.P. : C’est comme la fameuse phrase : « On a toujours fait comme ça ! » 😊
Alexandre : Oui, en effet ! « On a toujours fait comme ça, alors pourquoi changer ? » Il y en a aussi qui ressassent LA méthode maçonnique. En fait, il n’y a pas de rails, si ce n’est les valeurs fondamentales de la Franc-Maçonnerie, les Droits humains, la dignité, le respect de l’autre en toutes circonstances. On a évidemment un socle fondamental ; on ne peut pas entrer en Loge et proférer des propos fascistes. Mais à part les extrémismes politiques ou religieux, non seulement tout peut être examiné en Loge, mais le tout s’exprimant par la diversité est d’une nécessité absolue. Si on peut définir la Maçonnerie, c’est justement en disant qu’elle n’est pas monolithique; c’est une pluralité de chemins. Dès qu’on a la faiblesse de croire qu’il y en a un supérieur aux autres, on s’égare.
B.P. : Que peux-tu nous raconter encore de ta Loge mère, le Labyrinthe ?
Il m’arrive d’écrire des planches où je soutiens que la Maçonnerie peut être considérée comme une religion, y compris pour les agnostiques et les athées : on relie des hommes et il y a la présence du sacré. Ce qui est intéressant, c’est de voir l’évolution ou l’impact sur la personnalité, sur la sensibilité, sur la vision du monde ; bref, Le Labyrinthe, je l’aime beaucoup, tu l’as compris ! 😊 Il y a une blessure qui date d’il y a deux ans, à peu près, où on s’est divisé au sujet de la mixité. Jusqu’alors, tout allait bien. Mais la question de la mixité a été une vraie rupture, la seule limite à ce rêve de synthèse. La mixité du labyrinthe aurait entraîné l’exclusion du GOS qui est une obédience masculine. Certains Frères ont estimé que la Loge devait être mixte, et puisque cela ne s’est pas fait, ils sont partis. Finalement, une expression de leur liberté, que je considère rétrospectivement avec beaucoup de bienveillance. Chacun est libre de donner l’orientation qu’il souhaite à son chemin initiatique, pour peu qu’il ne l’impose à personne.
B.P. : Mais Le Labyrinthe accepte des Sœurs aux Travaux, n’est-ce pas ?
B.P. : Quelles sont pour toi les valeurs essentielles de la Franc-Maçonnerie ?
Nos Frères en humanité qui nous entourent portent un regard humain sur nous et partagent avec nous ce qu’on éprouve et ce qu’on vit. C’est là où il y a une grande beauté, mais aussi une grande libération. C’est une grande question de savoir si on est soi. Est-ce que je peux être autre chose que les rôles que j’assume ? On peut considérer d’un côté que ce n’est pas possible, que c’est une illusion, qu’être, c’est être un rôle. C’est dans une certaine mesure le cas dans l’esprit de Sartre, justement. Mais on peut aussi considérer qu’être soi, c’est un idéal et si c’est un idéal, on s’en approche énormément dans le travail maçonnique.
La première des choses, c’est donc de trouver ce lien entre soi et soi. La Maçonnerie, pour moi, c’est un laboratoire de « reliance ». Le deuxième lien, c’est le lien entre soi et l’autre, avec cette découverte de l’altérité. Cet autre qui m’accompagne, cet autre qui ne me menace pas, l’autre que j’apprends à aimer dans toute sa différence, l’autre qui me permet d’évoluer, parce que le travail est collectif. Combien de fois, en Loge, on assiste à un débat – qui peut même parfois être dérisoire, peu importe – où deux avis se confrontent et où notre approche du problème évolue au fur et à mesure de la discussion. L’autre jour, on a eu un débat sur les critères d’admission. La question était de savoir si l’on n’acceptait que des « Maçons sans tabliers », si on rassemblait uniquement des êtres lumineux, ou au contraire, si on estimait qu’on doit surtout rassembler les bonnes volontés. Dans ce dernier cas, la Maçonnerie est une école. Au début du débat, j’avais une certaine sensibilité, mais cette sensibilité a évolué en écoutant les autres. On intègre la pensée de l’autre, on réfléchit et on approfondit pour prendre à la fin la décision la plus sage. Cette expérience est profondément maçonnique, c’est ce lien entre moi et l’autre. L’autre n’est pas un simple instrument, car dans la vie profane, l’autre n’est souvent qu’un instrument dans le travail ou dans la vie sociale. Le lien est souvent utilitariste. C’est un peu vrai aussi en Maçonnerie : l’autre m’apporte quelque chose et c’est pourquoi j’y suis, mais pas que ça, parce que le travail maçonnique est tout à fait collectif, que tout le monde est chemin de progression, et que l’universel prime toujours sur le singulier.
Si on avait eu la même discussion dans un parti politique ou dans un groupe religieux, on aurait eu une discussion dogmatique, c’est-à-dire que la vérité aurait été révélée, figée, définitivement statique. En Maçonnerie, tout se discute à part les fondamentaux dont j’ai parlé tout à l’heure, à savoir la reconnaissance des droits fondamentaux et la fraternité universelle qui en découle. La vérité, loin d’être statique, est dynamique. Samedi dernier, lors d’une conférence à Genève, il y avait Philippe Foussier, le Grand Maître du Grand Orient de France, qui parlait d’universalisme. Quelqu’un lui a posé la question du développement de la Maçonnerie en Asie. Il a répondu : « J’avoue que la Maçonnerie ne s’est pas beaucoup développée en Asie. On fait des efforts, mais il est vrai que c’est la partie du monde où la Franc-Maçonnerie est la moins répandue.» Et moi, j’ai une idée…
B.P. : Moi aussi !
B.P. : En t’écoutant, je me suis dit que tu tenais des propos d’Occidental. Quand tu parles des vérités révélées des religions, ça ne concerne justement pas l’Asie. Ni le Bouddhisme, ni le Taoïsme n’ont des vérités révélées.
Alexandre : Exactement ! On dit d’ailleurs souvent que le Taoïsme et le Bouddhisme ne sont pas vraiment des religions, ce sont plus des philosophies que des religions, parce qu’il n’y a pas de dogmatisme. Donc, en Asie, la démarche de compréhension maçonnique, quelque part, ils l’ont déjà, ils n’en ont pas besoin. Ils ont la méditation, le lien avec la nature et le tout, et ils sont antidogmatiques. On y voit beaucoup de choses que l’on retrouve en Maçonnerie : école du détachement, contrôle des passions, etc. Tu trouves cela aussi chez les Stoïciens. Le Bouddhisme et l’Occident furent en contact étroit dès l’antiquité, et ces liens établis par exemple grâce aux troupes d’Alexandre le Grand, font l’objet de nombreuses études.
Donc, pour revenir à la question : qu’est-ce que la Maçonnerie ? Un laboratoire de reliance entre soi et soi, reliance entre soi et l’autre, et reliance entre soi et le tout. Qu’est-ce que c’est une Tenue, si ce n’est le microcosme qui symbolise le macrocosme ? Le fait de dire : « Portons à l’extérieur du Temple ce que nous avons appris à l’intérieur », c’est une façon de prendre conscience que nous faisons partie d’un tout et surtout que nous sommes responsables du tout. Il y a aussi l’idée qu’en Maçonnerie, on apprend à se détacher de l’égo, donc du singulier, pour passer au bien universel. Il y a aussi en Maçonnerie l’idée que ce qui compte, c’est le Temple de l’humanité que nous construisons et non pas nos misérables vies. Quand le constructeur de cathédrales commençait son travail, il était sûr de ne pas voir la fin de la construction. C’était son arrière-petit-fils qui voyait la flèche. Il y a donc aussi cette idée qu’en Maçonnerie on apprend à disparaitre. Je suis persuadé que tout notre parcours maçonnique sert à nous apprendre finalement à nous détacher du dérisoire, au point d’accepter notre propre mort. Accepter comme à la fin du « Candide » de Voltaire : il faudra cultiver son jardin. Oui, j’ai cultivé mon jardin, oui, j’ai apporté quelque chose à l’humanité, oui, j’ai fait de mon mieux pour apporter ma pierre à l’édifice, mais je vais partir. Peu importe, c’est l’œuvre qui dépasse le créateur. Ma vie singulière n’est que dérisoire, parce que nous faisons partie d’une chaîne, une chaîne d’union « qui nous vient du passé et tend vers l’avenir » ; il y a des milliers d’ancêtres avant moi, il y en aura des milliers après moi. Ce qui compte, c’est que j’ai contribué à la construction et non à la destruction de ce qu’on m’a légué, que j’ai fait mieux que mes aïeux, et moins bien que ce que feront mes enfants,
« Faites mieux que nous ce que nous avons fait. »
La Maçonnerie est aussi un laboratoire d’émotions. La Maçonnerie est très romantique. L’Humanisme du 16e siècle, le rationalisme du 18e et le romantisme du 19e siècle ont tous marqué notre institution. C’est vrai que nous sommes les héritiers des Lumières et donc du rationalisme, mais nous sommes aussi les héritiers du romantisme. On le voit dans les rituels : il y a des rites qui sont plus centrés sur le rationnel et d’autres qui sont beaucoup plus centrés sur l’émotionnel et la théâtralisation. Le Passage au II, par exemple est un rituel empreint de rationalisme, du moins dans la plupart des rites, par rapport au I et surtout au III. Bien sûr, on pourrait aussi dire que le Rite Français est plus rationnel que le REAA ou le RER. Mais méfions-nous des clichés car même dans le Rite Français, il y a beaucoup d’émotions. J’ai déjà eu les larmes aux yeux en assistant à des rituels initiatiques au RF. La Maçonnerie, c’est à la fois le logos du 18e et le pathos du 19e siècle. Il n’y a pas que du rationalisme, il y a du romantisme aussi en loge, et cette rencontre fortuite, je l’adore!
Je me rappelle une planche – je n’étais pas initié depuis longtemps, ça devait donc être en 2002 – d’un Frère qui a vécu la déportation dans un camp de concentration. Il fut avec sa mère, son père et sa sœur dans le train qui les conduisait à Dachau. A un moment, le train s’est arrêté dans une gare et il y a eu des résistants qui l’ont sorti du train. Ses parents lui ont dit : « Vas-y, vas-y ! » Il a raconté ce moment où il voyait que sa mère, son père et sa sœur restaient dans le train, et lui a été le seul survivant. On était tous en larmes. Il nous a encore raconté l’impact que cet événement a eu sur sa vie, sur son rapport à ses enfants, les dizaines d’années qui ont lui ont été nécessaires pour pouvoir sortir du silence, et finalement une grande leçon de bonté et de sagesse: il n’en voulait pas à ses bourreaux, sa haine eut été un trop beau cadeau pour eux, et il finissait en disant qu’il leur pardonnait. Ce frère s’appelait Sam Braun. Il nous a quittés pour l’Orient éternel en 2011. On peut trouver son témoignage sur internet, et je conseille à tous tes lecteurs de l’écouter [3], ou de lire le livre qu’il a écrit quelques années après que je l’ai écouté [4]. Les larmes qui ont coulé sur mes joues lors de cette tenue étaient de l’or liquide. Cette rencontre a été décisive pour mon engagement maçonnique. J’avais appris bien davantage que tous les cours d’histoire que j’avais pu suivre à l’école, j’avais aussi devant moi un exemple de planche maçonnique d’exception et un exemple de chemin initiatique qui conduit l’homme de la souffrance au silence, du silence à la parole, et de la parole au pardon. C’était de l’ordre de l’héroïsme, de la sainteté, d’une transmutation digne des alchimistes, d’une prise de conscience humaniste, peu importe, j’avais devant moi un être qui était pétri d’amour et qui à lui tout seul incarnait les valeurs qui nous rassemblent. Avec un tel récit, on est dans le profondément humain. C’est là, l’essentiel de la Maçonnerie où le symbole et la recherche intellectuelle ne sont que des prétextes pour pouvoir exprimer ce qui est profondément humain et émouvant.
La Maçonnerie est un espace où les sentiments sont intimement mêlés au rationnel et où la pensée est nécessairement incarnée, et parce qu’elle est incarnée, elle est belle. La pensée se sublime par son incarnation. On n’est pas dans Wikipédia, ni même dans Universalis, on a un être humain qui nous a ouvert une porte sur son intériorité, un être humain qui éprouve, qui ressent, qui souffre ou qui exprime de la joie.
B.P. : Que faut-il selon toi pour que la Franc-Maçonnerie puisse répondre aux attentes des femmes et des hommes du 21e siècle ?
Alexandre : On entend parfois en Loge un discours défaitiste ou pessimiste qui annonce la mort de la Maçonnerie et le fait qu’on aurait de moins en moins de jeunes. Malraux aurait dit : « Le 21e siècle sera spirituel ou ne sera pas. » Que ce soit dans le sens de la spiritualité ou que ce soit dans un sens beaucoup plus rationnel, je pense que l’expérience maçonnique a de beaux jours devant elle. J’en suis persuadé. Pourquoi ? Parce que même si notre société abonde en sources d’informations, elle vit une pénurie de relations humaines directes. Autrefois, les parents, l’enseignant ou le prêtre étaient les uniques sources de connaissances. Aujourd'hui, le métier d’enseignant subit une mutation profonde comme d’ailleurs beaucoup d’autres métiers. On ne peut plus parler aux jeunes en tant que donneur de leçons. Pendant le cours, ou juste après, les élèves peuvent contrôler et rectifier tout de suite les informations. L’enseignant n’est plus le maître qui transmet un savoir, mais une méthode. C’est très maçonnique ! 😊
Je pense que la Franc-Maçonnerie sera un remède à la solitude et au manque de profondeur. Le jeune est ouvert au monde, sur Facebook, il a cinq mille « amis », mais il est seul. Un jour, il comprendra qu’il est seul, malgré ses cinq mille amis, qu’il n’est pas tant aimé que ça malgré son chapelet de « likes », et il frappera à la porte d’un Temple maçonnique. La Franc-Maçonnerie du 21e siècle doit être à la fois traditionnelle, et conserver cette richesse du contenu spirituel, initiatique, ésotérique et symbolique ; mais elle doit être en même temps ouverte sur le monde. On ne peut pas rester indifférent à ce qui se passe à l’extérieur, et laisser l’obscurantisme, le fanatisme, le populisme, les extrémistes de tous bords progresser chaque jour d’avantage sans rien faire ou sans rien dire. Car le silence dans certaines situations équivaut à une complicité. Le Grand Orient de Suisse a cette double aspiration. Si l’on prend le Grand Orient de France, son identité, c’est la laïcité, l’extériorisation, l’impact sur la vie politique. C’est un peu une caricature, car ils ne sont pas que ça, mais c’est quand même leur identité. Le Grand Orient de Suisse se situe sur le plan identitaire un peu entre le GODF et la Grande Loge de France. Comme c’est une fédération de Loges, et que chaque Loge est libre pour se déterminer par rapport au rite et à ses aspirations, on retrouve au Grand Orient de Suisse des Loges fortement engagées sur le chantier d’une réflexion symbolique, l’introspection, le travail sur le Temple intérieur, et aussi des Loges qui sont ouvertes au monde. Je pense que la Maçonnerie, c’est tout ; ce n’est pas l’un ou l’autre, c’est l’un et l’autre.
Quand le Grand Orient de Suisse prend position [5] comme ce fut le cas pour l’attentat de Carcassonne, du 24 mars 2018, où le Colonel Beltrame, qui était un Frère de la Grande Loge de France, a été assassiné, quand il prend position comme lors de l’attentat à Nice, c’est pour dire : « Nos valeurs sont bafouées. ». On prend position, car être silencieux, c’est être complice. Et quand le Grand Orient de Suisse, en tant qu’obédience, fait un communiqué, une Loge qui ne souhaite pas s’extérioriser n’est pas du tout dérangée dans son désir de discrétion. Chaque Frère a le droit de travailler simplement sur lui-même et de ne pas s’engager directement dans le monde profane. Après, il y a bien sûr la question de savoir si tu portes tes valeurs uniquement dans ton travail et dans ta vie familiale, ou si tu estimes que ton obédience a le droit ou même le devoir de s’exprimer dans des situations exceptionnelles où les valeurs maçonniques sont menacées.
Est-ce que c’est dénaturer notre Initiation maçonnique ou notre identité maçonnique ? Je ne le pense pas ; il y en a qui pensent que nous devons rester dans nos Temples à l’abri des regards. Mais si on reste tout le temps à l’abri des regards, qui va parler de nous ? Nos détracteurs! Ceux qui ont mille préjugés sur nous.
Il y a eu un dialogue très fertile entre lui et moi sur la Franc-Maçonnerie ; parmi les profanes qui assistaient à cette présentation, l’un nous a posé une question à la fin : « Est-ce que vous connaissez le symbole de la pomme de pin ? »
On s’est regardé avec Laurent et on a répondu : « Non… » 😊 Le profane en question dit alors avec un air mystérieux:
« Hm ! Cherchez ! »
Ce n’était pas « Cherchez et vous trouverez ! », mais c’était presque ça, l’air de dire qu’on lui cachait quelque chose.
Ce profane m’a laissé ensuite son nom ; en cherchant sur Internet, j’ai découvert son site où il expose le fait qu’il a remarqué des pommes de pin au Vatican. C’est donc un symbole sur certaines sculptures au Vatican. Il a aussi remarqué qu’on trouve ces pommes de pin dans un certain monastère au Portugal.
Et… dans l’image aérienne de Google Earth de ce monastère, il arrive à tracer sur les toits une équerre et un compas ! 😊
B.P. : Oh ! 😊
Je pense que la Maçonnerie répond aux besoins du 21e siècle. Aujourd’hui, il n’y a pas de pudeur ; on étale sa vie complètement sur Facebook. En Maçonnerie, en revanche, il y a des rencontres qui ne sont pas exposées ; ce n’est pas de l’impudeur, ce sont des rencontres protégées où l’on peut être soi-même, où l’on partage des choses dans un endroit privilégié, qui est à l’abri des passants. Dans un monde profane où tout est transparent, le côté « à l’abri des regards » de la Maçonnerie va prendre une grande valeur. Je me félicite de la transparence pour des affaires politiques, pour des affaires de corruption, pour des affaires de pédophilie, et tant mieux si on a un monde transparent, car il est gage de probité dans beaucoup de situations. Mais le monde totalement transparent finira par devenir oppressant, comme dans 1984 de George Orwell. Là où la transparence va nous atteindre au point d’être oppressante, la Maçonnerie aura une réponse.
B.P. : Nous avons assisté tous les deux à une Tenue de la Loge Phoenix à Clarens ; le thème était le dialogue inter obédientiel. Si ce dialogue existe au niveau des Frères et des Sœurs, existe-t-il aussi au niveau des Grands Maîtres de la GLSA et du GOS ?
Je sais qu’il y a des Frères qui visitent, dans les deux sens, et tant mieux. Plus on se rencontre, plus on rencontre des Maçons différents, plus on s’enrichit. Moi, mon rêve, toujours par rapport à cet idéal maçonnique, c’est de faire comme les Français dans les Rencontres La Fayette. Il y a un colloque par an entre les Frères de la GLNF et des Frères du GOdF, un vrai colloque multi obédientiel qui permet aux Frères de travailler ensemble. Je l’ai proposé au Grand Maître de la GLSA lors du banquet de clôture du convent de la GLSA à St-Gall, mais il n’a pas eu l’air d’être preneur. Je comprends qu’il faille du temps, mais je trouvais que c’était une belle idée, une idée qui rassemble. Je suis un Maçon et j’adore les idées qui rassemblent. Être Maçon, c’est prendre conscience qu’on fait partie de la grande famille humaine, donc dresser un mur artificiel entre les obédiences régulières et les obédiences libérales, c’est quand même paradoxal. Il faudra du temps…
B.P. : Comment la direction de ton lycée a-t-elle réagi face à ton appartenance maçonnique ?
Alexandre : Quand on est en Maçonnerie, on entend souvent : « Fais attention, ne te dévoile pas dans ton milieu de travail ! Tu risques de perdre ton emploi ! » Peut-être que cela arrive dans certains endroits, mais est-ce alors vraiment à cause de l’appartenance maçonnique ? On n’en saura jamais rien. Alors comment mon directeur général a-t-il su que je suis Maçon ? C’est une histoire assez intéressante ! Il y a des parents chinois qui devaient mettre leur fils dans mon école à la rentrée. Ils ont des moyens et ils ont donc engagé un détective privé pour enquêter sur les professeurs de l’établissement. Le directeur du marketing, qui s’occupe du marché asiatique, m’a dit : « Ils ont fait une enquête sur toi et ils ont découvert que tu es Franc-Maçon. » J’ai répondu : « Oui, et alors ? Ça leur pose un problème ? » 😊 « Oui, les parents veulent un approfondissement sur ce qu'est la Franc-Maçonnerie. » Je me suis dit que c’était assez logique ; la Maçonnerie n’est justement pas assez développée en Asie et il est donc normal qu’ils soient intrigués. Le directeur du marketing m’a alors dit qu’on pouvait le cacher au directeur général, mais j’ai dit : « Pas du tout ! » Le directeur général est un fin lettré, professeur de français et de littérature, et j’ai confiance en l’esprit humain et en ceux qui ont une certaine culture. Et j’ai bien fait. Le directeur général m’a dit : « Oh, il y a beaucoup de gens célèbres qui ont été Maçons. Où est le problème ? » On a donc rédigé une lettre aux parents chinois expliquant que cette appartenance était tout à fait logique, d’autant plus que j’étais professeur de philosophie et que la Franc-Maçonnerie est en quelque sorte un complément à ma formation. Ça a tout à fait rassuré les parents qui ont mis leur fils dans notre école !
B.P. : Que peux-tu nous raconter encore de l’homme Alexandre ? Par exemple, tes loisirs ?
Alexandre : Depuis que je suis Grand Maître, je n’ai pas beaucoup de loisirs ! 😊
Je peux te parler de la vie du Grand Maître Alexandre ! Pendant la journée, je donne mes cours, le soir, je suis en Tenue en Suisse pendant la semaine - j’adore visiter mes loges - et le week-end, j’ai souvent un convent à l’étranger. Donc, ma vie est très occupée. Il y en a qui me disent : « Mais comment tu tiens ? On te voit partout ! Tu n’es pas épuisé ? » Souvent, je prends la voiture et je rentre à deux heures du matin. Je leur dis : « Mais non, sincèrement, une Tenue, ça me ressource. » Tout cela n’est pas du travail, c’est ce qui nous permet de côtoyer l’essentiel. Je ressors d’une Tenue avec un mieux-être et donc, il n’y a pas de fatigue, il n’y a que du bonheur. C’est pour ça que j’adore visiter les Loges ; j’essaie d’être là systématiquement quand il y a une Initiation. J’ai la chance d’avoir dix-huit Loges et non cent-huitante ! J’essaie donc d’être là pour les Initiations, les jubilés et tout autre événement d’importance. De temps en temps, je vais aussi visiter des Loges du DH ou d’une autre obédience de la Franc-maçonnerie libérale Suisse.
Pour moi, être Grand Maître, c’est être un modèle d’humilité. Le Grand Maître qui entre dans une Loge n’est pas le Grand Maître, mais le frère Alexandre. Je fais tout particulièrement attention aux Apprentis et aux Compagnons. Moi, j’ai un sautoir qui représente les Frères qui m’ont fait confiance pour les représenter. Mais la Maçonnerie est une école d’humilité. Pourquoi un Grand Maître serait alors autre chose qu’un exemple d’humilité ? La deuxième chose est que le modèle de fonctionnement du Conseil de l’Ordre, c’est la Loge. Le modèle de fonctionnement d’une obédience, c’est la Loge. Donc, un bon Vénérable, c’est celui qui rassemble ce qui est épars. C’est celui qui n’exerce pas un pouvoir qui émanerait de sa fonction, mais celui qui détient un pouvoir qu’il détient de ses Frères. Le Vénérable Maître est donc l’expression de la volonté, de la confiance, et surtout de l’amour, de ses Frères. A lui de chercher un consensus et de le maintenir. Un Grand Maître, c’est la même chose. Il doit être l’expression des Loges. Et ce n’est pas si simple, lorsque chaque loge et souveraine et que l’obédience est multi-rites… Il faut aussi avoir à l’esprit que le Vénérable deviendra un jour Couvreur et que le Grand Maître sera un jour un Passé Grand Maître. C’est très initiatique. Chaque fonction n’est pas une fonction honorifique, mais une fonction de confiance ; elle dure un temps, comme notre vie.
B.P. : Et l’homme Alexandre… ? 😊
Alexandre : A part cela, j’ai la chance d’avoir mon fils unique, qui a 17 ans, dans l’école où j’enseigne, ce qui fait que je le vois beaucoup pendant la journée. Ça me permet de conserver un lien très fort avec lui. Je n’ai pas de femme dans ma vie en ce moment, ce qui me permet de me donner à cent pour cent à la Maçonnerie, à mon métier d’enseignant et à mon fils. J’arrive à un équilibre où je ne me sens pas coupable de mon engagement maçonnique au dépens de la vie de famille.
Si j’étais marié, ce serait différent. Que l’engagement maçonnique, pour aussi important qu’il soit, ne nous fasse pas négliger nos devoirs d’homme, me paraît essentiel. Je crois qu’il est fondamental que le Maçon, dans sa vie profane, soit le reflet des valeurs que nous entretenons en Maçonnerie. Tout le travail que nous faisons sur nous-mêmes, avec ces rituels qu’on répète et ces Tenues qui s’enchaînent, c’est pour réduire au maximum l’écart entre nos idéaux et nos actes. « Res, non Verba »
B.P. : Aimerais-tu encore ajouter quelque chose à cette interview ?
Ce qui me fait penser aux liens entre Maçonnerie et philosophie : c’est vrai que je l’ai dit à un moment donné, il y a des liens évidents avec les Platoniciens, et Pythagore qui joue un rôle important, parce qu’on poursuit un idéal, parce qu’on poursuit une utopie ; une utopie qu’on rend vivante à chaque Tenue. En Maçonnerie, il y a justement cette liberté de pensée qui nous permet de rêver, rêver d’un autre monde comme disait non le philosophe, mais le chanteur. Ça c’est platonicien. Le stoïcisme a aussi influencé énormément le parcours initiatique, parce qu’être Maçon, c’est dominer ses passions. Laisser les métaux à la porte du Temple, c’est dominer les passions ; les passions qui nous poussent vers l’égoïsme et qui nous éloignent de l’autre. Tout ce qui m’éloigne de mon Frère est destructeur, et tout ce qui me rapproche me nourrit. Le stoïcisme, c’est la maîtrise de soi, trouver la liberté : nous sommes des libres penseurs. C’est grâce à cette liberté de pensée qu’on peut se trouver soi-même. Le lien au cosmos est aussi un thème stoïcien important, et le Maçon tout autant que le philosophe du Portique, est un citoyen du monde. Le Maçon n’est pas un individualiste qui cherche à progresser sur le plan matériel. Pour les Stoïciens, il fallait fuir la quête des honneurs et des richesses. Ceci était d’ailleurs vrai pour presque tous les philosophes de l’Antiquité. En Maçonnerie, les honneurs quels qu’ils soient ne sont que provisoires. Le Vénérable qui devient Couvreur, c’est bien le symbole que n’importe quel honneur n’est qu’éphémère comme nos existences.
Il y a aussi le scepticisme dans l’Antiquité. Et un Maçon, c’est un être qui doute. Cette remise en question permanente, le fait que l’on n’ait pas de vérité dogmatique, mais qu’on admette que chacun apporte sa pierre pour construire l’édifice librement, qu’on défende la liberté de pensée et qu’il n’y ait pas de vérité révélée nous rapproche du scepticisme de l’Antiquité. Tu vas dans une Eglise, il y a une vérité révélée, tu vas dans un parti politique, il y a une vérité révélée, mais pas en Maçonnerie. Chez nous, c’est le royaume du doute et de l’esprit critique. C’est ce que les Belges appellent le libre examen. En même temps, ce n’est pas vraiment du scepticisme, parce que les sceptiques aboutissent à la suspension du jugement (ἐποχή épochè en grec). C’est admettre qu’on ne peut rien affirmer ou nier : on ne peut pas juger, il n’y a pas de vérité. Ce n’est tout de même pas la conclusion du Maçon. Parce qu’à ce moment-là, tu vas admettre toutes les atteintes aux droits de l’homme, tu vas admettre un extrémisme ou radicalisme religieux ou politique. On a un socle de valeurs qui fait que nous sommes humanistes. On est donc sceptique, mais on ne conclut pas à la suspension du jugement.
La Maçonnerie est humaniste, comme au 16e siècle. Pourquoi elle est humaniste ? Parce qu’elle considère que l’homme n’est jamais achevé. On ne naît pas homme, on le devient. Il y a toute une évolution dans le parcours initiatique, pour chaque Maçon, qui fait qu’on est meilleur aujourd’hui qu’hier et qu’on sera meilleur demain. On pense qu’on peut améliorer chaque humain par la pratique des valeurs, la réflexion, et par l’enrichissement mutuel. Donc, oui, nous sommes humanistes, parce qu’on considère qu’on peut non seulement améliorer chaque homme, mais aussi l’humanité.
Les Francs-Maçons sont aussi cartésiens, comme au 17e siècle, dans la mesure où c’est la raison qui prime sur la passion. Descartes doute aussi, mais son doute n’est pas celui d’un sceptique ; il doute pour balayer les préjugés qui viennent de la société, de l’enfance. Balayer ces préjugés, s’en libérer pour chercher la vérité en toute liberté.
Au 17e siècle, toujours, nous trouvons la philosophie de Spinoza, sa condamnation du dogmatisme religieux (« Dieu, cet asile de l’ignorance » [6]), sa conception, là-aussi, d’un homme citoyen du monde, et sa théorie du désir qui conçoit le sujet comme source de toute valeur… Quoi de plus maçonnique?
De Voltaire, on tient la tolérance et l’indépendance vis-à-vis des religions. Les Lumières nous ont profondément inspirées. L’affaire du Chevalier de La Barre [7] ou l’affaire Calas [8], montrent bien le hiatus qu’il peut y avoir entre le dire et faire, qu’une herméneutique pernicieuse peut conduire les religions au crime, alors que les croyances, elles, lorsqu’elles sont aussi tolérantes que le déisme de Voltaire, parce qu’elles échappent aux institutions, et qu’elles sont de l’ordre de l’intime, ne dressent jamais les hommes les uns contre les autres. C’est ce qu’avait probablement compris le pasteur Anderson, tout religieux qu’il était.
On arrive alors au 19e siècle et là, il y a quelque chose de très important pour moi : l’existentialisme de Kierkegaard. Qu’est-ce qu’il nous dit ? Tu ne peux pas prétendre connaître l’amour si tu n’as pas aimé. C’est donc dans le vécu des choses que tu apprends à connaître [9]. On ne peut connaître qu’en éprouvant le concept. Dans ce sens, la Maçonnerie est profondément existentialiste. Il ne s’agit pas seulement de faire de la recherche, d’avoir une lecture strictement rationaliste du monde, mais de vivre nos idéaux. L’essentiel n’est pas de l’ordre de la preuve, mais de l’épreuve, de l’ineffable, de l’indicible, en un mot de l’art.
Au 20e siècle, il y a la phénoménologie avec Heidegger et Merleau-Ponty. Tu peux parfaitement l’appliquer à ce qu’on vit en Loge. Pour la phénoménologie, l’objet n’a pas de sens en lui-même. C’est uniquement la conscience de l’objet ou le rapport entre le sujet et l’objet, le lien, la rencontre, qui donnent du sens. Qu’est-ce qu’une Tenue si ce n’est une rencontre ? C’est pour cela que ça ne sert à rien de recevoir la planche d’un Frère d’une Tenue à laquelle on n’a pas assisté. Parce que si on lit sa planche, on aura juste le contenu cognitif, mais on n’aura pas du tout la soirée elle-même avec les interventions des Frères, l’atmosphère, l’égrégore. Tout cela est unique. C’est pareil pour le symbole. On dit que le symbole est le lieu géométrique de la liberté. C’est beau ! Si, lors de l’arrivée d’un nouveau Frère, le Second Surveillant commence à dire que le compas, c’est forcément la comparaison, et l’équerre la rectitude, il est dans le faux. Bien entendu qu’il y a quelque chose de vrai, mais il sera faux dans la méthode ! C’est au nouveau Frère de découvrir ce que représentent le compas et l’équerre pour lui, ce jour-là. Freud a montré que les rêves ont une signification symbolique, pourtant les livres qui cataloguent les symboles que l’on peut rencontrer dans nos rêves sont des tissus d’inepties, car le même symbole aura une signification différente, pour deux rêveurs différents, car renvoyant à deux vécus spécifiques.
Et encore, pour compléter la question par rapport au 21e siècle : j’ai assisté il y a peu à un dîner-débat sur le transhumanisme, organisé par le cercle républicain Edgar Quinet-Aristide Briand [10]. J’ai raconté l’épisode suivant : j’ai un fils de dix-sept ans. Il y a un mois, je l’ai accompagné pour la première fois à une Tenue blanche ouverte. Je vais le chercher en voiture ; je me gare devant la maison de sa mère. C’est la première fois qu’il met un beau costume. Je me prépare intérieurement en me disant qu’il va y avoir quelque chose de profond : à l’instar de mon père qui m’a appris à faire un nœud de cravate, moi, je vais apprendre à mon fils comment faire un nœud de cravate. Il y a un joli symbole de transmission. Mon grand-père l’a appris à mon père, mon père me l’a appris et moi, je vais l’apprendre à mon fils. Il sort de la maison de sa mère sa cravate nouée. Je lui pose la question : « C’est ta mère qui t’a fait le nœud de cravate ? » « Mais non, pas du tout ! j’ai vu ça sur YouTube ! » 😊
D’un côté, j’étais très heureux, parce que, comme on disait tout à l’heure, il profite de beaucoup plus de sources de connaissances que moi à son âge. Il a donc gagné en autonomie. Mais il y aura toujours une différence entre lui et moi : chaque fois que je fais mon nœud de cravate, je pense à mon père. C’est comme la madeleine de Proust : ce n’est pas un simple nœud de cravate, parce que là, on est dans le fonctionnel. Oui, mon fils est capable de faire un nœud de cravate, parce qu’il l’a vu sur YouTube. C’est fonctionnel, c’est efficace. Mais qu’en est-il du sentiment ? Qu’en est-il de l’émotion ? Qu’en est-il du lien ?
On peut nous promettre un monde plein de robots, mais un jour, aura-t-on un robot qui pense à son père en faisant son nœud de cravate ? 😊 Je crois que là, on est dans cette approche phénoménologique du monde en disant que l’essentiel n’est pas dans la matière, l’essentiel n’est pas dans l’homme non plus, mais l’essentiel est dans le lien. La matière n’a de sens que quand il y a une conscience qui lui donne du sens. La cravate, en l’occurrence, c’est la matière, mais du moment que je pense à mon père en faisant mon nœud de cravate, cette matière devient esprit. Il y a cette spiritualisation de la matière et ça, c’est unique chez l’homme. C’est Husserl, au 19e siècle, qui disait : « Toute conscience est conscience de quelque chose.» [11] L’essentiel de l’humanité ou de l’humain est dans la conscience. Qu’est-ce que l’Initiation maçonnique, si ce n’est une prise de conscience ?
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Notes
[1] http://www.le-labyrinthe.ch/
[2] http://clipsas.news/
[3]http://www.lesenfantsdesam.com/pages/sam-braun-humaniste/recit-deportation-sam-braun/
[4] Sam Braun, « Personne ne m’aurait cru, alors je me suis tu », Magnard, 2010.
[5] http://www.g-o-s.org/v5/index.php/fr/communiques
[6]Spinoza, Ethique I, Gallimard, La Pléiade, Appendice, 1984.
[7] Voltaire, « L'Affaire du chevalier de La Barre », Gallimard, Folio, 2009.
[8] Voltaire, Traité sur la tolérance, Gallimard, Folio, 2016.
[9] “La vie n’est pas un problème à résoudre mais une réalité dont il faut faire l’expérience.”,
« Post-scriptum aux miettes philosophiques », Gallimard, Tel, 2002
[10] http://www.republique-laique-quinet-briand.org
[11] Husserl, Méditation cartésiennes, Vrin, Biblio Textes philosophiques, 2000.
[12] Victor Hugo, « Les Misérables », Gallimard, La Pléiade, 2018.