Notre sœur Christine M:. nous confie ce texte charmant et léger comme un fabliau, qui sait conter la liberté, telle qu'elle est vécue dans le secret de nos âmes, par-delà des belles théories que nous aimons énoncer dans nos discours...
Ma liberté
Maintenant que j'arrive – comme dit la chanson – à l'automne de ma vie, je vais vous parler d’une émotion qui peut-être fut un phare qui a éclairé mon chemin de vie...
Ah! Qu’elle était jolie, la petite chèvre de M. Seguin !
Qu'elle était jolie avec ses yeux doux, sa barbiche de sous-officier, ses sabots noirs et luisants, ses cornes zébrées et ses longs poils blancs qui lui faisaient une houppelande ... Un amour de petite chèvre...
Là, vous y êtes, Daudet vous fait signe et ravive des souvenirs d'enfance en chacune, en chacun de vous...
Mais la petite chèvre s'ennuyait :
Je cite :
"- M. Seguin, je me languis chez vous, laissez-moi aller dans la montagne !
Comme on doit être bien là-haut ! Quel plaisir de gambader dans la bruyère sans cette maudite longe qui vous écorche le cou !... C'est bon pour l'âne ou pour le bœuf de brouter dans un clos! Les chèvres, il leur faut du large !
- Mais malheureuse, tu ne sais pas que le loup est dans la montagne ? Il te mangera!
-Pécaïre ! Ça ne fait rien, laissez-moi aller dans la montagne... "
Pas question de la laisser partir ! "...toutes ses chèvres, il les perdait de la même façon. Un beau matin, elles cassaient leur corde, s'en allaient dans la montagne et là-haut, le loup les mangeait. Ni les caresses de leur maître, ni la peur du loup, rien ne les retenait. C'était, paraît-il, des chèvres indépendantes voulant à tout prix le grand air et la liberté."
Il enferma sa petite chèvre entêtée dans une étable toute noire, mais la fenêtre était ouverte et Blanquette s'échappa.. D'un bond, elle partit à l'assaut des pâturages fleuris qui s'échelonnaient tout le long de cette montagne tant désirée !
Plus de corde, plus de pieu... rien qui l'empêchât de gambader, de brouter à sa guise...Quelle ivresse, enfin libre !
Alors que je ne me posais pas – en tout cas je ne m'en souviens pas – de questions existentielles, l'histoire de la petite chèvre de M. Seguin a sûrement éveillé en moi une notion qui m'était étrangère et que je peux identifier maintenant :
LA LIBERTÉ !
Cette histoire a agi à la façon d'un levier qui a fait basculer le couvercle qui protégeait un monde d'innocence à la conscience d'être, à une notion que j'ai sentie primordiale. Et, jaillie des profondeurs, l'émotion a surgi, fulgurante, laissant une empreinte ineffaçable, là où la raison n'a pas son mot à dire...
Quelle était cette émotion qui a ouvert une brèche ? Perception intuitive de quelque chose de juste ? Du sens de la vie ? Du choix ? Signe d'un guide intérieur réveillant une mémoire cachée, un secret perdu ? Mystère d'un savoir antérieur qui perce soudainement l'inconscient et laisse apparaître le sillon d'une vérité à déchiffrer ?
Cette histoire a-t-elle éveillé en moi un désir d'accomplissement inconscient ?
Qui suis-je ?, quelle sera ma vie ?, saurais-je faire des choix ? Lesquels ? Qu'est-ce aller vers son accomplissement ? Accomplir, du latin complere, remplir.
Je cite Erich Fromm : « La plus grande tâche que l'homme ait à accomplir dans sa vie est de donner naissance à lui-même pour devenir ce qu'il est potentiellement ».
Car, ce n'était pas seulement la montagne qui attirait Blanquette. En accédant à l'espace, elle donnait à n'importe quel prix un sens à sa vie : se fondre dans la beauté de la création, être une créature vivante, une parcelle cosmique tout comme la fleur, le papillon, le nuage et le ciel bleu... Elle savait cela et aussi elle en connaissait le prix ! Mais qu'importe ! Vivre, c'est être dans l'instant présent, dans l'accomplissement total de soi dans l'ivresse éphémère, dans le sentiment d'être juste, ici et maintenant !
Elle était libre, elle était accomplie. Et c'est jusqu'au bout de la nuit, jusqu'au bout de son désir d'être, lorsque la dernière étoile s'est éteinte, qu'elle a accompli son destin... Unifiée avec elle-même, elle est rentrée dans l'Unité.
Récemment, j’ai découvert cet extrait du livre d’Albert Camus « La Mort heureuse » qui confirme cette pensée: « Aujourd’hui, j’ai compris qu’agir et aimer et souffrir c’est vivre en effet, mais c’est vivre dans la mesure où l’on est transparent et accepte son destin, comme le reflet unique d’un arc-en-ciel de joies et de passions qui est le même pour tous. »
Gravir la montagne, c'est vivre un défi avec soi-même, c'est aller vers ses limites, à la recherche de sa propre liberté, de cette liberté cosmique, à laquelle nous aspirons naturellement. Libérer ses énergies pour se plonger dans l'énergie du Tout.
Et c'est à 2000 m. d'altitude, devant un vaste panorama de cimes blanches se détachant sur l'azur du ciel, cheminant parmi les gentianes bleues, les blanches anémones et les boutons d'or, que m'est revenu le souvenir de la petite chèvre de Monsieur Seguin, ma sœur de randonnée alpine à laquelle je m'identifiais dans le sentiment que je ressentais à ce moment précis : la liberté.
Liberté, j'écris ton nom... dit le poète.
Liberté, jamais, nous ne rendrons assez hommage à tous ceux, à toutes celles, qui ont fait le sacrifice de leur vie pour que leur pays, notre pays, soit libre, pour que nous puissions épanouir nos différences et faire avancer l'humanité. Que notre mémoire leur soit à tout jamais fidèle !
Sans vouloir chercher un sens philosophique à ce mot, selon moi, la liberté, est un appel à être, tout en respectant l'individualité de l'autre, qu'il soit humain, animal, tout ce qui est issu de la création...
Hors du cadre affectif, religieux, social, c'est l'angoisse de l'insécurité qui nous assaille, la peur de ne pas être aimé, de ne pas être accepté, d'être rejeté par le groupe, de ne pas être reconnu.
Même l'amour, une certaine forme d'amour, un excès d'amour, peut être un obstacle, engendrant un sentiment d'insécurité hors du cocon familial. Les contraintes éducatives, les croyances religieuses qui imposent une vision unilatérale du sacré, un conformisme social : on est accepté tant que les normes sont respectées; la société de consommation qui fait miroiter une jouissance tous azimuts, inconnue jusqu'alors, une manipulation tous médias confondus visant à l' identification à une image parfaite (corps, jeunesse, modes, performances de tous genres), à la célébration joyeuse d’événements familiaux sous couverture commerciale, etc...etc...etc...
Ce sujet m'a toujours interpellée. En effet, j'ai retrouvé un papier sur lequel j'avais écrit ce texte, j’avais alors 19 ans :
Selon les humeurs et les stades de la vie, cet enfermement est vécu de façon différente. L'angoisse de vivre est celle du non-vivre, représente-t-elle la lucidité et la tentative d'aller au-delà de nos limites pour trouver la « liberté », l'espace-vie à laquelle on aspire plus ou moins consciemment ? » Fin de la citation.
La liberté, c'est le dépassement de soi, cette nécessité impérieuse de progresser, d'avancer vers l'inconnu; elle s'impose car elle est notre chemin de vie que nous nous devons de dévoiler.
Aller vers sa Liberté, c'est se conquérir, lutter contre la facilité, résister aux nombreuses sollicitations extérieures, s'imposer des devoirs envers soi-même ou autrui, être responsable avec une juste rigueur, toujours agir avec respect.
Aller vers sa Liberté, c'est cohabiter avec soi dans une solitude acceptée, reconnaître ses parts d'ombre, apprivoiser le temps, être à l'écoute de sa vie intérieure, de ses attentes, de ses nourritures spirituelles...
« La liberté et la vie - je cite Goethe – ne sont gagnés que par ceux qui la reconquièrent chaque jour ».
Le travail, pour développer cette volonté d'être, pour se libérer de la dualité, de ce besoin de sécurité intérieure, de certitudes rassurantes, est comme un fleuve qui coule sans fin. C'est un ticket aller-simple pour un voyage vers des rivages inconnus, vers des renaissances successives à soi, vers un surplus d'être.
Ainsi est notre choix initiatique librement consenti, le sens de notre engagement. Pourquoi, la, le profane que nous avons toutes, tous, été, a-t-elle, a-t-il, un jour, frappé à la porte d'un Temple ?
Il faut toujours un commencement pour que le levain de l'action produise ses effets bénéfiques. Le secret de l'initiation – initier vient du latin initium, commencer - n'est-il pas cette lente et souterraine métamorphose de l'état profane – microcosme - à un état de conscience plus évolué, plus étendu, puisqu'il porte en soi, en gestation, le devenir de l'humanité – macrocosme ?
Ensembles sur le chantier, chacune, chacun sur le sien, nous taillons notre pierre. Dans le silence, notre pensée se structure grâce à notre réflexion sur les symboles, à l’écoute attentive du rituel. Avec assiduité, avec le temps, nous grandissons en âge, nous mûrissons, des voiles se déchirent et nous libèrent de comportements passés. En découvrant notre propre architecture intérieure, nous participons à la construction de notre temple, de l'édifice de la solidarité de l'humanité, nous faisons nôtre la devise : liberté, égalité, fraternité.…
Jean-Jacques Rousseau, philosophe de la liberté, écrit : « Renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité et même à ses devoirs ».
Car nous poursuivons un but que nous avons choisi, le dépassement de nous-même, la recherche de notre liberté, tout en acceptant les contraintes, les règles et les responsabilités. Chercher la vérité ensemble, unies mais non pas opposées. Par un travail incessant et le respect de l'autre dans sa différence enrichissante, nous sommes au service de cet idéal de fraternité, d'accomplissement intérieur et extérieur. Celui, celle qui s'est trouvé/e, qui coïncide avec SOI, avec sa vérité intérieure, n'est-il, n'est-elle pas sur le chemin de la liberté ?
Et pour conclure, je ne peux m'empêcher de rendre un hommage au frère Isidore, tailleur de pierre à l'Abbaye de Boscodon, et de partager avec vous ces beaux vers :
La journée s'achève,
mon corps est lourd
mais mon esprit est heureux …..
d'avoir mis dans la pierre
le souffle de vie,
la forme de mon âme
et l'amour rendu visible.