Pourquoi diable – ah, nous sommes déjà dans le propos – vouloir plancher sur un sujet pareil? Parce que la vérité est explicitement présente dans nombre de sociétés, lois et autres constitutions. La notion vérité est aussi omniprésente dans la vie civile. Elle est le bras factuel du droit. Sans elle, la justice séculaire n'est rien. L'autre non plus, d'ailleurs, la justice divine ou sacrée, selon la nature de notre croyance ou de notre foi. A ce propos, je dirais de la morale qu'elle tendrait à réunir les discours. Par exemple, on parle d'étude de la morale, s'élever moralement, acquérir la morale, etc. La morale reposant largement sur une représentation de la vérité, on peut en admettre le lien sans le démontrer plus que cela. Pour la science, la vérité se confond dans la réalité. Une hypothèse est énoncée, puis elle est testée, argumentée et discutée, enfin si elle est déclarée valide, elle est publiée, i.e. rendue accessible au reste de l'humanité, voire au-delà, pour autant qu'un au-delà existe, mais c'est une autre histoire.
Le mensonge est l'opposé désigné naturel de la vérité, il est clairement décrit comme un vilain défaut. Il a donc sa place dans ce début de discussion rassurant puisqu'il semble reposer sur cette bonne vieille dualité si chère à l'humanité occidentale.
A première vue, oui, Mais… nous verrons cela plus tard.
Quelle est-elle donc, cette vérité (1)? Un rapide survol de la littérature en laisse apercevoir quantité d'appréhensions diverses voire antagonistes. La vérité (veritas), qui décrit la qualité de ce qui est vrai (verus), serait une correspondance entre une proposition ou une hypothèse et une réalité à laquelle la proposition se réfère. C'est la théorie du correspondantisme.
Ce qui est vrai serait ce à quoi on peut donner son assentiment et s'opposerait au faux, à l'illusoire, à l'imaginaire, au fictif ou au mensonger.
Je trouve que ces théories de la vérité sont par trop exclusives. Examinons-la sous l'angle de six autres significations (2). "les rêveries que nous imaginons endormis ne doivent aucunement nous faire douter de la vérité des pensées que nous avons éveillé." dit Descartes. C'est la vérité conforme à la réalité. Dans la vérité qui s'oppose à l'erreur, pour Descartes encore, il est question de "ne recevoir aucune chose pour vraie que je ne la connaisse évidemment telle." Cela signifie être en plein assentiment avec une assertion ou une proposition. Dans le "à chacun sa vérité" de Jean-Paul Sartre, il est question de conviction intime. Dans le "je vais montrer un homme dans toute la vérité de sa nature et cet homme ce sera moi" de Jean-Jacques Rousseau, il faut voir la vérité qui s'oppose à la fausseté, à l'hypocrisie. Pour la justice et sa rectitude toute rigoureuse, il n'est que "dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité". Ne pas la dire revient à mentir. Pour Bossuet, "Dieu est donc la vérité, d'elle-même toujours présente à tous les esprits et la vraie source de l'intelligence." On a ici une connaissance transcendante révélée qui s'oppose à l'incroyance et à toutes ses déclinaisons. Enfin, il y a la vérité issue de croyance, la "vérité d'évangile", qui pourfend l'hérésie. Pour les sciences humaines, seules les quatre premières significations sont pertinentes. Je cite les deux dernières car ils seront utiles plus loin dans cette discussion.
Pour Sartre, "Chacun sa vérité est une formule juste, car chacun se définit par la vérité vivante qu’il dévoile." L'école de la cognition ira loin, très loin, trop loin selon certains, dans cette notion.
Nombreux sont ceux qui s'interrogent sur la vérité et sa recherche. Voilà ce que j'ai voulu dire ici sur cette vérité que l'on aimerait si pure, si limpide, si simple est peut-être, sans doute, une affaire plus subtile, plus complexe. Plus humaine en somme.
Une question demeure qui mériterait d'être traitée: la vérité est-elle accessible à tout le monde? Normalement oui, selon Etienne Perrot, prêtre jésuite ouvert et éclairant.
Le mensonge
Fort de l'expérience de la recherche d'une définition de la vérité, nous allons aborder celle du mensonge avec circonspection.
Le "mensonge joyeux" s'énonce sous forme de blague ou de farce, malgré que son usage peut aboutir à l'offense ou à la tromperie, bien éloignées d'une intention drôle a priori. Le "mensonge officieux" est celui auquel on recourt pour rendre service à autrui ou à soi-même. "Quand le mensonge officieux ne contient aucun élément nuisible, le sage ne le blâme pas chez autrui; mais il l'évite pour lui-même. " (4) Le plus grave dans cette échelle est le "mensonge pernicieux". Non seulement il nuit à autrui, mais il en a le but. En Occident comme en Orient, la morale et la religion le condamnent absolument.
Pourquoi ment-on? Pour le psychiatre Hubert van Gijseghem, "si le mensonger est sous le coup de l'opprobre général, c'est bien parce que la tendance à mentir est puissante et universelle, inhérente à la nature humaine. Le mensonge est le risque continuellement éprouvé dans la communication. "
Quelle qu'en soit la fin, le mensonge est un comportement inspiré et motivé par des émotions qui caractérisent les relations qu'une personne entretient. Ces émotions sont anticipées, engendrées ou favorisées par des facteurs psychologiques liés à l'histoire de la personne et/ou au contexte socio-culturel. Dit comme cela, nous pourrions comprendre que le menteur est mû par une sorte de déterminisme et qu'il serait plus à plaindre qu'autre chose. Il n'en est rien, car rappelez-vous que le développement passe par celui de la conscience. Le menteur qui exerce son art le fait en pleine conscience. Pour autant, le mal n'est pas absolu, car le mensonge revêt plusieurs formes dans une autre classification. Du plus véniel au plus grave, on trouve le "pseudo-mensonge", il n'y a pas d'intention malveillante, il est à relier à la créativité naturelle de l'enfant. Le "mensonge-désir" est l'expression de vouloir nier une réalité frustrante ou inacceptable. Avec le "mensonge altruiste", on cherche à protéger l'autre (un enfant, un ami, un être aimé ou un groupe vulnérable). Le danger de ce mensonge est de basculer dans l'abus de pouvoir sur une personne ignorante ou faible dans sa capacité de discernement. Le "mensonge utilitaire" permet d'acquérir un bien ou un service, de s'éviter une sanction ou de préserver les bons sentiments de quelqu'un. Enfin, primus inter pares, le "mensonge hostile", mû par la haine et l'envie et proféré pour nuire. Il est tout à fait assimilable au "mensonge pernicieux".
Dans une vision systémique du monde, il convient de rappeler que le contexte influe grandement: a priori, une relation de confiance réciproque n'encourage pas le mensonge, sauf dans le cas d'un "mensonge altruiste". A contrario, des situations d'absence ou de perte de confiance, de peur (de l'inconnu, de l'autre, de rejet, de douleur par exemple) ou plus encore de jalousie, d'égoïsme, de mépris, de haine, d'hypocrisie et autres amour de soi superlatif, appât de gain, etc. favorisent le mensonge.
Le mensonge est présenté comme un mal qui n'a pas sa place dans une relation libre. En revanche, y recourir pour préserver sa propre vie physique ou psychologique est socialement et moralement reconnu. Dans d'autres situations sociales comme la diplomatie, la vie de couple ou de groupe par exemple, le mensonge peut prendre la forme d'hypocrisie, de non-dit ou de mystification.
Le non-respect de la parole donnée est-il un mensonge? En droit, la réponse est clairement oui. Je cite par exemple les clauses non respectées d'un contrat, l'extorsion, la falsification de documents officiels, la diffamation et surtout la trahison d'un serment. Cette dernière va bien au-delà du droit séculaire, il n'est que de se rappeler les termes du serment maç Donner sa parole est un serment. Ne pas la tenir trahit le serment et relève définitivement du mensonge.
Nous avons vu que tenter de cerner la vérité est un exercice délicat. Il en est de même avec celui d'appréhender le mensonge. La difficulté vient de ce que l'acte en lui-même n'explique pas tout. Le contexte en est indissociable et ne saurait être oublié, faute de risquer de se tromper lourdement.
A ce stade de notre pérégrination, nous pouvons dire que le mensonge est effectivement le contraire de la vérité. C'est rassurant, n'est-ce pas?...
Mais le mensonge serait-il le seul, l'unique contraire de la vérité?
Je vous espère parvenu à bonne pression et bonne température après avoir ébauché la question de la conscience de la complexité du monde (si présente dans ma réflexion et dans l'exercice de ma vie). Nous sommes prêts maintenant quitter le confort de la dualité.
Y aurait-il donc autre chose que le mensonge pour s'opposer à la vérité?
Nietzsche présente la morale – comprenez ici la conviction – comme le résultat de la "désagrégation des instincts", un déclin de la vitalité, qui n’est en rien un progrès, mais bien une régression. "Ce qui, autrefois, faisait le piment de la vie, ne serait plus pour nous que poison…" La pensée consciente et assumée n'est pas présente dans la conviction. Le convaincu abdique sa volonté propre à celle d'autrui. Pour paraphraser, une conviction est un mensonge qui a réussi. En effet, Nietzsche dit que le mensonge est de ne pas voir des choses que l'on voit ou s'y refuser. Il prend pour exemple les historiens allemands de son temps qui étaient persuadés que "l'Empire romain était le despotisme, que les Germains ont apporté l'esprit de liberté dans le monde (…)." Nous savons que ce n'est pas vrai. Pour passer du mensonge à la conviction, il peut suffire d'un changement de personne – de génération –: "chez le fils devient conviction ce qui, chez le père, était encore mensonge." La naissance d'une rumeur ne fonctionne pas autrement (14).
Pour se convaincre de la conviction de Nietzsche, je le cite dans cet avertissement: "Qu'on ne se laisse point égarer: les grands esprits sont des sceptiques. (…) La force et la liberté issues de la vigueur et de la plénitude de l'esprit se démontrent par le scepticisme. Pour tout ce qui regarde le principe de valeur ou de non-valeur, les hommes de conviction n'entrent pas en ligne de compte. Les convictions sont des prisons." Quand conviction rime avec cécité, je le pense aussi.
Plus généralement et pour avoir échangé souvent avec des FM et des profanes éclairés, je pense que ceux qui se sont élevés grâce à un travail personnel incessant – c'est dit dans le rituel de premier degré – ont une grande responsabilité vis-à-vis de ceux qui sont moins avancés.
Le mensonge n'est donc pas seul à contrarier la vérité. Pourquoi? parce que sa capacité d'influence, prise au sens de nuisance, est plus grande. Sa capacité de séduction est plus importante. Elle a une action potentiellement hallucinogène sur les personnes et les peuples, à l'instar de l'opium cité naguère par un certain Vladimir Ilitch Oulianov (15) à propos de la religion.
Mais je pense aussi que l'on peut croire, être convaincu et rester conscient.
Pour conclure
Travailler sans relâche à rechercher la vérité, ne pas succomber au mensonge nuisible, croire des promesses et entretenir des convictions, un peu, voilà de quoi occuper pleinement un humain responsable jusqu'aux degrés ultimes de son élévation.
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1 https://fr.wikipedia.org/wiki/Vérité
2 https://www.cairn.info/revue-gestalt-2008-1-page-11.htm
3 https://fr.wikipedia.org/wiki/Mensonge
4 Hans Ryner, Petit Manuel individualiste, 1905.
5 Sous la direction du Dr Hubert Van Gijseghem, PhD, psychologue, professeur émérite, Université de Montréal (1992) L'enfant mis à nu. L'allégation d'abus sexuel: la recherche de la vérité, cf. chap. Le mensonge: de l'histoire réflexe à l'histoire domptée, p. 55/263.
6 https://fr.wikipedia.org/wiki/Pensée_complexe
7 Médecin, chirurgien et neurobiologiste, inventeur de la "camisole chimique": neuroleptiques
8 https://fr.wikipedia.org/wiki/Groupe_des_dix_(France)
9 Morin Edgard, Science et conscience
10 https://www.universalis.fr/encyclopedie/henri-poincare/3-poincare-philosophe/
11 https://fr.wikipedia.org/wiki/Friedrich_Nietzsche
12 https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Nietzsche_-_Le_Crépuscule_des_idoles.djvu/328. Publié en 1888
13 dit Lawrence d'Arabie, 1888-1935. Il est né la même année que Nietzsche a publié son Crépuscule des idoles.
14 Kapferer Jean-Noël, Rumeurs. Le plus vieux média du monde, Les Editions du Seuil – Points, 1995
15 dit Lénine