Dans la modernité on est venus à croire, pour cause, que l'utopie est cauchemar totalitaire, mauvais présage de dystopie, manuel pour dictateurs.
Pourtant, du fascinant exposé du Professeur Michel Porret, non-maçon, les FF:. de la RL Mozart et Voltaire sont sortis non seulement enchantés mais aussi enrichis d'une plus large compréhension: loin d'être sinistre projet, l'Utopie est tout d'abord un genre littéraire et politique qui imagine une humanité meilleure, souvent en dérision du présent. En riant, le rêveur corrige les mœurs et rend le monde meilleur!
On a compris que l'utopie devient dangereuse quand les tyrans doctrinaires, étroits et fanatiques - au lieu de s'inspirer avec bon sens de ce qui sert l'humain - infligent l'impossible de l'absolu à la vie réelle. Ce ne sont pas les idéaux sublimes du bien suprême qui sont mauvais, mais toujours la bêtise de ne pas comprendre que tout bien, devient par excès et par exagération extrême, monstrueux et mortifère.
Nous publions ici un beau texte offert par le Prof: Porret, "Une utopie pour chaque rêveur" suivi par un bref résumé supplémentaire qu'il a esquissé à notre demande en aide-mémoire des participants désireux de bien noter quelques signes distinctifs qu'on retrouve dans presque chaque Utopie. Comme il me semble, le projet posthumaniste est un bon candidat. A bon entendeur salut!(red.)
Une utopie pour chaque rêveur
Par Michel Porret *
En aucun lieu ! Tiré du latin « utopia » selon des éléments grecs – « ou-topos », terre de nulle part ; « eu-topos », terre du bonheur —, le mot « utopie » désigne le lieu impossible du bonheur humain. Soit l’île imaginaire des 54 cités selon Thomas More (De optimo rei publicae statu, deque nova insula Utopia, 1516) par la voix de Raphaël Hythlodée, fictif compagnon du navigateur florentin, Amerigo Vespucci.
Communisme, agriculture, prospérité, éducation étatique des enfants, mariages hygiénistes avec visite prénuptiale des couples nus pour voir que « tout est bien accompli », divorce en consentement mutuel, euthanasie, troc et tolérance : en sa République insulaire, où l’or est honni des Utopiens prônent la guerre juste pour se défendre, More désire « corriger des erreurs commises dans nos villes, nos pays, dans nos royaumes ». Si le « premier livre » d’Utopia veut réformer le droit de punir du monde réel avec l’abolition du gibet, le second, place la cité égalitaire sous l’autorité de la peine capitale contre les Utopiens rétifs et tués en « bêtes indomptées » — dont les récidivistes en adultère. Réforme et tradition : cette tension normative structure l’utopie, à la fois modèle discursif et mode de penser la cité idéale.
Lecteur de More, François Rabelais imagine le néologisme « utopie » dans Pantagruel (1532, « Un grand pays d’utopie »). Si le mot se banalise en français, le Dictionnaire de l’Académie française ne le consigne qu’en 1762 en citant la République de Platon et l’île de Thomas More. Après la Révolution, l’édition de 1798 désigne l’utopie en chimère du rêveur social : « Utopie se dit en général d’un plan de Gouvernement imaginaire, où tout est parfaitement réglé pour le bonheur commun, comme dans le Pays fabuleux d’Utopie décrit dans un livre de Thomas More qui porte ce titre. Chaque rêveur imagine son Utopie ». Puisque le verbe « utopiser » n’existe pas, à lire le Dictionnaire des verbes qui manquent , le polygraphe rousseauiste Louis Sébastien Mercier – auteur du Tableau de Paris (1781 ; 1782-1788) — définit en 1810 la démarche utopique. Sa Néologie évoque l’utopie à « Fictionner » qui renvoie à l’imagination sociale : « Fictionner […], c’est imaginer des caractères moraux ou politiques pour faire passer des vérités essentielles à l’ordre social. Fictionner un plan de gouvernement dans une île lointaine et chez un peuple imaginaire, pour le développement de plusieurs idées politiques, c’est ce qu’ont fait plusieurs auteurs qui ont écrit fictivement en faveur de la science qui embrasse l’économie générale des États et de la félicité des peuples » (II, p. 266). L’utopie est donc le roman d’État du progrès social.
Au XVIIe siècle, républicains et multiconfessionnels, des utopies prônent la tolérance communautaire (La Città del Sole, 1623, Tommaso Campanella), dessinent la République des savants naturalistes tournés vers le bien et la connaissance (New Atlantis, 1627, Francis Bacon) ou peignent encore une société polygamique, sans classe ni propriété privée mais avec la liberté religieuse et le travail planifié pour le profit communautaire (Histoire des Sévarambes, 1675, 1677-1679, Denis Veiras).
L’utopie fascine et répugne maints écrivains des Lumières. Dans les Lettres Persanes (1721), avec la fable des Troglodytes bons et mauvais, Montesquieu montre que le système républicain ne va qu’aux petits États. Il y prêche la vertu politique, les libertés individuelles, le déisme et y blâme l’intolérance, le bellicisme, le luxe et le despotisme, ces attributs de l’absolutisme.
Inspiré par More et Veirras, Étienne-Gabriel Morelly publie anonymement en 1753 son utopie communiste Le Naufrage des Isles flottantes (1753), matrice de son Code de la nature (1755). Sur cette « Terre fortunée », l’inceste est conforme à la nature, car les mœurs ignorent les préjugés religieux. L’« impitoyable propriété » qui broie l’homme naturel y est abolie comme le mariage, la police, l’Église et les privilèges. Montrant que le règne du mal arrive lorsque l’homme s’écarte de la nature, le communisme utopique flirte ici avec l’anarchisme.
Inversant ainsi les valeurs sociales et politiques, l’imaginaire utopique irrigue parfois la science politique des Lumières qui veut modérer ou abolir l’absolutisme. Ce dispositif républicain guide l’avocat et censeur royal Jean-Nicolas Démeunier, compilateur de 2000 articles pour l’Encyclopédie politique et diplomatique (1784-1788), sous série de l’Encyclopédie méthodique (1782-1832) de Charles-Joseph Panckoucke. Pour ce libéral, les « projets les plus chimériques sur la législation et les gouvernements offrent ordinairement des vues utiles » pour transformer l’État. Les « divers romans politiques » auront donc « leur article dans ce Dictionnaire». Après More, l’utopie permet de penser le « tableau d’un État heureux… dans lequel on ne se trouvera jamais » conclut mélancoliquement Démeunier, futur député du tiers parisien aux États-généraux, membre du comité de Constitution, exilé en Amérique durant la Terreur.
Cité hors du temps comme l’est Clarens, l’utopie ne peut changer le monde. Seul le temps en accomplira les promesses politiques et sociales, dans la dialectique de la perfectibilité selon l’Esquisse d'un tableau des progrès de l'esprit humain de Condorcet, rédigé sous la Terreur et publié post-mortem en 1795. Pétri d’optimisme, il y affirme que l’humanité voit «s’ouvrir devant elle les perspectives illimités d’un bonheur » via le « progrès général des lumières » [l minuscule]. En cette philosophie voltairienne de l’histoire-progrès, le meilleur des mondes possibles se bâtit sur l’horizon d’attente du futur comme le propose encore Sébastien Mercier. Avant la Néologie (voir ci-dessus), il publie en 1771 L’An 2440 ou rêve s’il n’en fut jamais. Contre l’utopie de la cité anhistorique, Mercier déplace au XXIe siècle son rêve social, car le temps de la perfectibilité accomplit l’espoir libérateur des Lumières sans recourir à la Révolution.
Avec des mœurs régénérées par l’agriculture, la fin des privilèges, la fiscalité équitable et la citoyenneté, Paris désentassée, embellie, assainie et purgée de son aristocratie oisive et de son clergé, est la capitale d’une monarchie paternaliste. Y triomphe la religion naturelle, sans révélation miraculeuse. Pacifiste, Louis XXXIV est vêtu en paysan démocratique. Grâce à lui, l’amour « préside et veille aux intérêts de la patrie ». Le « travail » et l’« industrie » remplacent le luxe. L’échafaud est anachronique, car toute peine suit la proportion beccarienne entre crime et châtiments. Punir un citoyen est une calamité nationale ! Puisqu’un « corps sain n’a pas besoin de cautères », la police secrète, l’hôpital général, les prisons et les lettres de cachet ont disparu. Si le mariage sentimental remplace celui de raison, le divorce est légal. Les enfants nourris au sein maternel selon Rousseau sont éduqués par l’État. Enfin philosophique, la littérature a été nettoyée du libertinage, du matérialisme et de la métaphysique. Les langues vivantes remplacent le latin et le grec. La Sorbonne est vidée des « ergoteurs » hostiles à l’empirisme scientifique. Comme dans un film post-apocalyptique, en 2440, Versailles est un champ de ruines. En émergent des statues mutilées, des bassins asséchés et des portiques chavirés. Si l’uchronie a vaincu le temps de l’absolutisme de droit divin, elle rend obsolète l’utopie classique.
Écho à Swift (Gulliver’s Travel, 1726), les contre-utopies abondent au XXe siècle. Avant ou après 1984 (1949) de Georges Orwell, souvent contemporaines des dérives totalitaires de l’État moderne et des guettes totales dans la première moitié du XXe siècle, elles déplorent la société cauchemardesque du bonheur obligatoire et coupée de ses racines humanistes : après La race à venir (The Coming Race, 1873) d’Edward George Bulwer Lytton — suprématie raciale ; Le Talon de fer (The Iron Hell, 1908) de Jack London - ploutocratie fasciste et planétaire, sortent de presse Nous autres (Мы, 1920) d’Eugène Zamiatine — transparence totalitaire ; La Fin d’Illa (1925) de José Moselli- pureté raciale ; Le Meilleur des mondes (Brave New Word, 1932) d’Aldous Huxley — eugénisme étatique ; La Guerre des salamandres (Váka mloky, 1935) de Carel Capeck — révolte anti-humanité de l’Homo saurien asservi comme la nature ; La Kallocaïne (Kallocain, 1940) de Karine Boye — délation « civique » et « drogue de vérité » ; La Main tendue (Helping Hand,1950) de Poul Anderson — mondialisation et extinction de la diversité culturelle; Fahrenheit 451 (1953) de Ray Bradbury — monde totalitaire où les pompiers brûlent les livres ; Rapport minoritaire (Minority Report, 1956)— dystopie policière ; La Planète des singes (1963) de Pierre Boule — inversion des rapports de domination entre hominiens et primates ; Quand ton cristal mourra (Logan’s Run, 1967) de William F. Nolan et George C. Jonhson — dictature post-apocalyptique et eugéniste. Orpheline des Lumières, la contre-utopie invite à penser le monde que nous ne voulons pas laisser à nos enfants comme le propose encore la terrifiante dystopie de Boulam Sansal 2084. La fin du monde (2015) sur la dictature d’un intégrisme islamiste. Voltaire n’avait pas tort : le meilleur des mondes possibles n’est-il pas son propre jardin qu’il faut cultiver, bien loin des chimères de l’Eldorado, en citoyen des Lumières — responsable d’améliorer le monde réel ? (Voltaire, Candide, XVIII18, 1759).
« N'est-elle pas inique et ingrate la société qui prodigue tant de biens (...) à des joailliers, à des oisifs, ou à ces artisans de luxe qui ne savent que flatter et asservir des voluptés frivoles quand, d'autre part, elle n'a ni cœur ni souci pour le laboureur, le charbonnier, le manœuvre, le charretier, l'ouvrier, sans lesquels il n'existerait pas de société. Dans son cruel égoïsme, elle abuse de la vigueur de leur jeunesse pour tirer d'eux le plus de travail et de profit; et dès qu'ils faiblissent sous le poids de l'âge ou de la maladie (...), elle oublie leurs nombreuses veilles, leurs nombreux et importants services, elle les récompense en les laissant mourir de faim. (...) En Utopie, au contraire où tout appartient à tous, personne ne peut manquer de rien, une fois que les greniers publics sont remplis. Car la fortune de l'État n'est jamais injustement distribuée en ce pays. L'on n'y voit ni pauvre ni mendiant et quoique personne n'ait rien à soi, cependant tout le monde est riche. Est-il en effet de plus belle richesse que de vivre joyeux et tranquille sans inquiétude ni souci ? Est-il un sort plus heureux que celui de ne pas trembler pour son existence ? ».
« Le seul moyen d'organiser le bonheur public c'est l'application du principe de l'égalité. L'égalité est impossible dans un État où la possession est solitaire et absolue ; car chacun s'y autorise de divers titres et droits pour attirer à soi autant qu'il peut, et la richesse nationale (...) finit par tomber en la possession d'un petit nombre d'individus qui ne laissent aux autres qu'indigence et misère. (...)
« Le but des institutions sociales en Utopie est de fournir d'abord aux besoins de la consommation publique et individuelle, puis de laisser à chacun le plus de temps possible pour (...) cultiver librement son esprit. (...) »
« Les Utopiens ont la guerre en abomination, comme une chose brutalement animale. (...) Ce n'est pas pour cela qu'ils ne s'exercent pas (...) à la discipline militaire mais ils ne font la guerre que (...) pour défendre leurs frontières, ou pour repousser une invasion ennemie sur les terres de leurs alliés, ou pour délivrer (...) du joug d'un tyran un peuple opprimé par le despotisme. »
« Partout où la propriété est un droit individuel, où toutes choses se mesurent par l'argent, là on ne pourra jamais organiser la justice et la prospérité sociale, à moins que vous n'estimiez parfaitement heureux l'État où la fortune publique se trouve la proie d'une poignée d'individus insatiables de puissance, tandis que la masse est dévorée par la misère. Aussi quand je compare les institutions utopiennes à celles des autres pays, je ne puis assez admirer la sagesse et l'humanité d'une part et déplorer de l'autre, la déraison et la barbarie. »
* (UNIGE). Equipe DAMOCLES. Publications : https://www.rero.ch/
Dernier ouvrage paru : Bronislaw Baczko, Michel Porret et François Rosset, Dictionnaire critique au temps des Lumières, Genève, Georg, 2016 (1407 p.).
Choix bibliographique :
a. Usuels :
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b. Travaux :
Baczko Bronislaw, Les Imaginaires sociaux. Mémoires et espoirs collectifs, Paris, Payot, 1984 (dont : « Utopie », pp. 65-150).
Baczko Bronislaw, Lumières de l’utopie, Paris, Payot (1978), 2001.
Bronislaw Baczko, Michel Porret et François Rosset, Dictionnaire critique au temps des Lumières, Genève, Georg, 2016
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Cinq règles d'utopie*
Pas d’utopie sans une représentation globale, une « idée-image » d’une société autre qui s’oppose à la réalité sociale existante et à ses institutions, ses rites, ses symboles, ses valeurs, ses normes, ses hiérarchies, ses rapports de domination, son système de propriété, son registre du sacré, etc. L’idéal utopique représente une Cité nouvelle qui est en rupture avec le monde réel, qui instaure une rupture radicale avec le monde non utopique. Un seul impératif : une vie sociale meilleure pour les Utopiens, l’institution du bonheur obligatoire. La Cité nouvelle met en image la félicité publique des Utopiens. C’est pourquoi, l’utopie comme image de la félicité formule souvent la critique radicale de la société existante — ses mœurs, sas religion, son organisation sociale, ses lois, son État, etc.. Le bonheur d’utopie réfracte le malheur de l’Histoire. Depuis Thomas More : nulle utopie sans idéal social opposé au monde réel. On le verra. Du XVIe au XVIIIe siècle, l’imaginaire utopique véhicule la critique général du réel (le monde hors de l’utopie) par la promesse accomplie du bonheur dans la société parfaite de la Cité nouvelle, moins comme un Paradis perdu (retour dans le passé) que comme la cité figée hors du temps, hic et nunc !
Dans son rôle explicite ou implicite de critique sociale (philosophie politique de l’utopie), l’utopie détaille de façon obsessionnelle et répétitive tous les aspects de la Cité nouvelle ou de la Cité heureuse (géopolitique, institutions, régime politique, rituels, vie publique, mœurs, famille, justice, sentiments, langage, arts, industrie, etc.). L’inventaire ou l’autopsie exhaustive de l’Utopie procède de la volonté de transparence absolue. Si la cité en Utopie suit les canons du néo classicisme, architecture dans la tradition géométrique des cités grecques, c’est pour fabriquer l’idée-image de la transparence du corps social des Utopiens. La transparence s’associe à la vérité et à la pureté des valeurs du monde utopique. L’utopie est visuelle. Elle éprouve l’opacité politique du monde réel. La société idéale (utopie) montre tout et ne cache rien. Dans la Cité parfaite, rien ne se dissimule, ni le jeu des institutions ni les rouages de l’État ni les mécanismes de la vie sociale, ni la sphère familiale. La perfection, à laquelle est arrivée l’utopie, condamne l’opacité. Famille, éducation, habitat, fêtes, rites religieux, politiques et judiciaires, assemblées du corps social : la cité de cristal institutionnalise la clarté de l’ordre utopique qui coïncide avec l’accomplissement du bien social.
L’utopie est le monde du rêve politique, de la chimère institutionnelle. Elle montre en pleine transparence l’accomplissement de la félicité pour critiquer le malheur du monde réel. A contrario, son organisation est rationnelle, géométrique, marquée par la raison. L’idéal social de la Cité heureuse, malgré le cadre chimérique de la rêverie philosophique, est celui de la raison qui visualise l’ordre de l’utopie où l’égalité des Utopiens prime sur leur liberté. Une rêverie ordonnée en fait par la géométrie abstraite du droit politique qui planifie l’existence entière des Utopiens. Les Tables de la loi organisent l’espace utopique.
Mode narratif et façon de penser : depuis Thomas More, l’Utopie obéit à deux paradigmes narratifs : 1. L’utopie de voyage imaginaire ; 2. L’Utopie de législation idéale. On pourrait ajouter – et on y reviendrait – qu’un troisième paradigme anime ce qu’on nomme la contre-utopie ou la dystopie : la chimère du pouvoir absolu qui asservit les individus car la législation idéale vise le seul bonheur d’une caste dirigeante (1984 de G. Orwell). L’utopie est donc un discours qui prend la forme littéraire du roman politique. Elle obéit à un modèle quasi immuable qui donne sens à sa structure fondamentale.
L’utopie de voyage imaginaire est toujours incarnée par un narrateur – Gulliver – qui s’exprime à la première personne. Il expose longuement sa découverte inattendue de la Cité idéale, bien souvent dans un naufrage initiatique ou seuil entre le monde réel et le monde imaginaire – île de Laputa par Gulliver. Invariablement, elle est située sur une terre lointaine et inconnue des géographes : région isolée de l’humanité, majoritairement une île sur mer ou dans les cieux, planète, « Terres australes », « Barbarie », lune, sous la mer, à l’intérieur d’un gouffre, etc. L’éloignement géographique est une condition de l’utopie classique. Le narrateur s’y retrouve comme un anthropologue-participant pour scruter les mœurs des utopiens et en ramener le récit. Au retour du pays de « nulle part », le voyageur relate ses aventures (Gulliver) qui lui permet d’évoquer son expérience avec les Utopiens. Il décrit par le menu la Cité heureuse – mœurs, institutions, religion, histoire, langage (qu’il apprend), justice, économie, arts des Utopiens. Le paradigme du topos utopique est quasi invariable depuis Thomas More. Le récit du voyageur revenu d’Utopie montre la fabrication de l’imagination sociale et le jeu des représentations de la cité idéale du bonheur comme miroir critique du monde réel. Le texte utopique est vite comparatiste avec le monde réel.
Bien souvent, le paradigme de l’utopie voyage imaginaire est un prétexte pour accomplir l’utopie projet de législation idéale. Avec sa constitution parfaite, la Cité idéale est l’objet d’une quête qui motive le voyage imaginaire. Sa narration postérieure détaille les réalités de l’Utopie.
De nombreuses utopies restent des jeux littéraires ou des rébus poétiques qui ne visent pas à réformer le réel. Or, la plupart des utopies depuis More se veulent prophétiques et fondatrices d’un monde nouveau : est-il surprenant que de nombreux textes utopiques suivent la découverte par les Européens du Nouveau monde –Amérique ? La prophétie utopique est aussi une mise en garde contre les législations parfaites car les hommes – comme le suggère Swift dans les Voyages de Gulliver – ne sont pas faits pour le bonheur. La prophétie utopique sera particulièrement à l’œuvre du côté des dystopies ou contre utopies qui au XXe siècle mettent en garde contre l’asservissement humain par la science ou l’autorité politique illimitée.
*Notes de M. Porret