L'année passée nous avons publié un article de J. Jacquet Decompoix (Association Diaphilo à Thonon les Bains) sur ce courant éducatif dont le temps est venu.
Cette fois, Gaële Martignago, enseignante et animatrice en communauté de recherche philosophique (proPhilo) à l’Ecole Active (elle n'est pas maçonne), nous a confié sa présentation d'un autre projet, Genevois. Quel dommage que quelqu'un, la haut, ne peut pas intégrer ce programme dans l'enseignement du Canton car, sur papier, il se retrouve classifié dans le cadre - ou il n'a absolument rien a chercher- des cours de religion et de l’éducation à l’éthique et à la morale. Par conséquent laïcité oblige, on ne veut pas se compliquer (!!)
Ce genre de projet pédagogique me semble particulièrement méritoire dans un monde ou des esprits « pratiques » cherchent au contraire, à éliminer les disciplines humanistes sous prétexte qu’elles sont devenues obsolètes. On ne peut que saluer ces enseignements, contribution précieuse à l'éveil de l'esprit critique des générations à venir. Ce travail – modeste et surtout pratique – fait quelque chose de réel pour nos enfants.
A nos valeurs, l’initiative humaniste décrite par cette formatrice non-maçonne apparait digne à soutenir et faire connaître. (IT)
La philosophie pour enfants ou communauté de recherche philosophique
« La philosophie pour les enfants est une pratique éducative qui cherche à développer la pensée réflexive, créative et critique chez les enfants de tout âge à partir de discussions démocratiques et de manuels narratifs dans le cadre d’une communauté de recherche philosophique. »
- une pratique : ce n’est pas un cours ex-cathedra sur l’histoire de la philosophie et des philosophes, mais bel et bien un exercice qui permet d’apprendre à philosopher.
- réflexive : qui pousse à réfléchir.
- créative : qui donne de l’importance à la créativité de la pensée, à l’imagination.
- critique : qui permet de construire et d’exercer un jugement et de remettre en question.
- discussion démocratique : chacune et chacun peut s’exprimer dans l’écoute, le respect des idées et la bienveillance des autres.
Dans les années 60, le philosophe Mathew Lipman (New Jersey, 1923-210) fut stupéfait de remarquer que ses élèves, à l’Université, bien que scolarisés, ne savaient pas philosopher. Il décida donc de créer un programme destiné aux enfants afin d’utiliser leurs dispositions naturelles à philosopher pour les développer. Son objectif était de créer des individus capables de penser par et pour eux-mêmes et de développer leur pensée critique.
En effet, les enfants posent beaucoup de questions : Qui suis-je? D’où est-ce que je viens? On peut compter jusqu'à combien? etc. D’ailleurs, on connait toutes et tous le fameux « Pourquoi? » si récurrent pendant l’enfance.
Il faut noter que Mathew Lipman était phénoménologue. Cela tombe bien car les enfants le sont aussi ! Le programme de philosophie pour enfants de Lipman prend sa source dans les expériences vécues. Néanmoins, il ne s’agit pas de faire de la « petite philosophie » mais bel et bien d’apprendre à penser avec rigueur afin d’appréhender les présupposés, les rumeurs, à identifier les hypothèses, à vérifier et remettre en question les certitudes.
- La logique: le Juste, la validité du raisonnement, la cohérence, le langage
- L’épistémologie: le Vrai, la nature des savoirs, la connaissance
- L’éthique: le Bien, l’agir, la citoyenneté
- L’esthétique: le Beau, l’art
- La métaphysique: le Bon, l’être, l’espace, le temps, les idées
C’est ainsi, que Lipman, accompagné de la philosophe Ann-Margaret Sharp, elle-même férue de pédagogie, ont créé des
romans philosophiques dans lesquels les concepts clés de la philosophie sont abordés. Ce sont des romans qui traitent de sujets qui touchent les enfants en fonction de leur âge mais en aucun cas il est question de Platon, Aristote, Descartes, Kant… même si leur pensée est sous-jacente dans les textes. Il s’agit surtout d’apprendre à philosopher et non pas à faire de l’histoire de la philosophie.
- 4-5 ans : L’hôpital des poupées : comprendre le monde qui m’entoure
- 6-7 ans : Elfie : raisonner sur l’activité de penser
- 8-9 ans : Kio et Augustine : introduction à la philosophie sur la nature
- 10-11 ans : Pixie : ambiguïté de la signification, formation du caractère
- 12-13 ans : La découverte de Harry : découverte de la logique
- 14-15 ans : Lisa : introduction aux problèmes éthiques
- 16 ans : Eve : enquête philosophique sur la sexualité et l’amour
- 17 ans : Suki : introduction à l’esthétique
- 18 ans : Marc : Philosophie sociale et politique
Processus de l’atelier qui se déroule de 45 minutes à 1 heure, de manière hebdomadaire durant toute l’année scolaire :
- on s’assied en cercle afin que tout le monde puisse se voir
- on prend connaissance d’un support : on lit tous ensemble et à tour de rôles un chapitre / on regarde une image / un film / une affiche publicitaire / un questionnement amené par un ou plusieurs élèves
- on pose des questions sur le support observé et on les note sur une affiche
- on choisit une question et on la traite jusqu'à ce qu’on ait réussi à en dégager les concepts, à faire émerger des universalismes et à souligner les relativismes
- on traite toutes les questions même celles qui paraissent les plus anodines ou simplistes car elles recèlent toutes des trésors et surtout, il est important de créer un climat de confiance au sein de la classe pour que chacune et chacun se sentent à l’aise de parler sans avoir peur de dire des bêtises.
En effet, Ann-Margaret Sharp a insisté sur la notion essentielle en communauté de recherche de caring thinking que l’on pourrait traduire par pensée bienveillante ou sécurité affective au sein du groupe.
Lorsque c’est nécessaire, l’animateur ou l’animatrice intervient afin de dégager la question philosophique sous-jacente, de souligner les habiletés de pensées et d’aider à dégager les concepts. Pour ce faire, il est important de se former et on peut aussi utiliser les manuels d’exercices que Ann-Margaret Sharp a développés afin de soutenir les enseignants qui ne sont pas philosophes. En effet, il s’agit de ne jamais perdre de vue que nous faisons de la philosophie et que ce n’est pas une discussion de comptoir.
Les habiletés de pensée : liste non-exhaustive
L’écoute, la coopération, la question, la définition, le contexte, la raison, l’exemple, le contre-exemple, l’hypothèse, la comparaison, l’analogie, le présupposé, la conséquence, le contraire, la reformulation, la synthèse, etc.
Ces habilités sont expérimentées au cours des discussions ou grâce à des exercices qui permettent de comprendre mieux ce que nous disons. Évidemment, nous les abordons progressivement et en fonction de l’âge des enfants.
Le rôle de l’animateur /trice :
Il s’agit en effet pour l’animateur ou l’animatrice de ne donner aucune réponse …. parce qu’il n’y en a pas. Mais également de faire attention de ne pas donner son point de vue et de ne pas influencer le cours de la discussion. On est là pour soulever des questions, pour aider les enfants à aller toujours plus loin dans leur raisonnement afin d’essayer d’universaliser le propos, quand c’est possible, et de dégager les concepts philosophiques.
A la fin d’un atelier, nous nous rendons souvent compte que nous repartons avec encore plus de questions qu’au départ.
Il n’y a pas de Vérité mais nous essayons de l’atteindre comme des chercheurs partiraient à la recherche d’un trésor enfoui…. sauf que nous creusons à l’aide de notre raisonnement, de notre pensée, de notre imagination, de notre expérience et que nous construisons ensemble un dialogue qui nous pousse à faire des découvertes, à prendre conscience, à interroger ce que l’on croit être vrai, à remettre en question nos croyances, à changer d’opinion……
Et cela, nous le faisons tous ensemble. L’adulte lui-même fait partie de ce processus de construction commune. C’est le grand avantage du travail en communauté : nous sommes plus intelligents à plusieurs et nous nous enrichissons les uns les autres.
Il faut noter que les enfants adorent ce moment. Ils développent leur réflexion, leur argumentation, leur vocabulaire car il est important de trouver les mots justes pour être compris des autres. Ce programme répond aux exigences énoncées dans le PER (programme d’enseignement romand) :
- pensée créatrice : développer la pensée divergente, se libérer des préjugés et des stéréotypes.
- stratégies d’apprentissage : émettre des hypothèses, analyser une situation, reconsidérer son point de vue.
- démarche réflexive : élaborer une opinion personnelle, se remettre en question
- collaboration : prendre en compte l’autre, être indépendant, articuler son point de vue, confronter des points de vue.
- communication : formuler des questions, réinvestir dans de nouveaux textes, respecter la prise de parole.
On peut aussi trouver des livres de philosophie dans les librairies jeunesse car ils connaissent un véritable engouement.
Les Zophes, est désormais obligatoire ou en passe de le devenir dans plusieurs cantons romands. Genève, quant à elle, reste réticente à ce projet car il s’inscrit dans le cadre des cours de religion et de l’éducation à l’éthique et à la morale. Genève étant laïque, elle ne désire pas s’associer à ce projet pour l’instant. C’est fort dommage car les auteurs: Christine Fawer Caputo et le professeur de philosophie fribourgeois Samuel Heinzen ont bel et bien créé un programme de philo pour les enfants de 3 à 7 ans.
A Genève, l’Association proPhilo a été créé en 1999. Nous sommes 8 membres du comité à y travailler de manière bénévole.
Nous organisons des formations pour débutants mais aussi pour les animateurs et animatrices expérimentés, plusieurs fois par année. Le but de cette association est de promouvoir la philosophie pour enfants en Suisse romande et dans toute la région lémanique. L’année prochaine, nous fêterons nos 20 ans en collaboration avec le Théâtre AmStramGram.
Nous ne sommes jamais trop grands pour faire de la philosophie en communauté de re-cherche ! Même adultes, nous y prenons un énorme plaisir car il n’y a rien de tel que de stimuler notre étonnement.
« C’est la vraie marque d’un philosophe que le sentiment d’étonnement.» Platon
Gaële Martignago
membre du comité proPhilo, enseignante et animatrice
en communauté de recherche philosophique à l’Ecole Active