* L’allusion un peu trompeuse de notre titre est intentionnelle. A quoi penseront nos lecteurs seniors en le lisant ? A la Vienne de 1910, la grande ville impériale avec la brillance de la cour des Habsbourg. Aux symboles de cette période élégante et insouciante à la veille d’une catastrophe, aux bals et cercles de la bonne société, dansante et intrigante. Les jeunes lecteurs penseront plutôt à la belle ville d’aujourd’hui, avec un passé glorieux, qui se trouve régulièrement à la tête du classement mondial pour sa qualité de vie. Ils connaissent une Vienne qui a pris l’ascenseur dans les décennies, après la catastrophe du 20eme siècle, la deuxième Guerre Mondiale. Les offices de tourisme et les tour-operators parleront beaucoup de Sissi et très peu de la période trouble entre les deux guerres. Notre « histoire de Vienne » montre une autre face de la réalité de cette période. C’est une histoire sans gloire, sans gaîté et sans chansons à boire au Prater et aux « Heurigen ».
La conscience qu’il n’y aura bientôt plus de témoins de cette époque ténébreuse et le fait de disposer, depuis l’année 2000, de nombreux documents de ma famille, ont rendu possible une analyse parfois douloureuse de ce qui s’est vraiment passé.
Afin de régler son départ au plus vite, Max avait l’autorisation de revoir ses parents, Gitel et Jakob Hoffenberg. Leur situation avait profondément changé: lors du terrible pogrom de novembre 1938 - la "Nuit de cristal" dans la terminologie nazie - mes grands-parents avaient été expropriés de leur petit magasin d’alimentation et se retrouvaient relogés dans un appartement qu’ils devaient partager avec trois autres familles.
Mais voir Milli maintenant… un homme à la tête rasée, maigre et marqué par le camp, obligé de s’annoncer à la Gestapo régulièrement ? Malgré tout, ils se sont donné rendez-vous pour une randonnée dans la foret de Vienne... et l’auteur de ce récit est né en février 1940 comme enfant légitime de Hans et Emilie Charaus, donc comme Peter Charaus. Hans Charaus était parfaitement au courant des circonstances, mais jusqu’en 1945-46 il a été mon père, impeccable et correct.
Après la guerre, en décembre 1945, mon père Max H. va revenir comme soldat anglais. Démobilisé il va épouser Milli, et il restera à Vienne pour toujours. (Quand des gens demandaient pourquoi il était revenu il répondait : «Hitler ne peut pas me prendre ma patrie, ce salaud »)
Mes grands-parents Jakob et Gitel Hoffenberg, étaient venus à Vienne de Czernowitz (aujourd'hui Moldavie) en 1901. Vers 1910 environ 200.000 Juifs vivaient à Vienne, la Monarchie Austro-hongroise en comptait environ 3 millions.
A peu près un tiers des Juifs viennois était assimilé et très bien intégré, deux tiers étaient pauvres, donc une proportion pas différente de la population « aryenne ». Mais, à Vienne ils étaient proches de l’empereur protecteur et loin des pogroms fréquents en Galicie et en Ruthénie.
Depuis environs 1860 les Juifs étaient plus ou moins libérés. Et alors, la sélection darwinienne de survie, et le fait que les juifs ont depuis toujours appris à lire et écrire, ont facilité leur entrée en masse dans les universités, dans l’art, dans les sciences, dans le monde des entreprises et dans la politique, en général de la gauche, dite « Austro-marxiste ». Qui ne connaît pas Gustav Mahler, Alban Berg, Arnold Schönberg, Stefan Zweig, Arthur Schnitzler, Franz Werfel, Sigmund Freud, Viktor Frankl, Franz Kafka, Joseph Roth, Elias Canetti, Benedikt Kautsky, Otto Bauer et d’autres qui ont sans doute enrichi cette époque et celle entre les guerres en Autriche et en Europe.
Mon grand-père était, pourtant, un simple ouvrier-artisan, tourneur de bois. En 1915 il sera appelé par l’Empereur et la Patrie et servira 38 mois au front des Dolomites.
Ils auront deux fils : Leo (1908) et Max (1912). Max va «quitter le judaïsme» à 14 ans et se consacrer à la « lutte internationale contre l’inégalité et pour la libération de l’humanité ». Il sera camarade du futur chancelier Bruno Kreisky chez les étudiants socialistes. Après la guerre civile de 1934 - entre les Sociaux-démocrates et la droite «noire» monarchiste-cléricale, dite austro-fasciste - il sera relégué de l’Université et il deviendra communiste. Il passera la plupart des années suivantes en prison et au camp d’internement, jusqu’en 1937.
Son frère Leo-Aryeh sera sioniste et kibboutznik et vivra en Palestine dès 1928.
Voilà, les deux possibilités typiques de choix pour les jeunes juifs engagés de cette époque.
Dix-sept lettres échangées entre mes grands-parents et Leo-Aryeh d’un coté et de mon père de l’autre, dans les années 1938-1941 serviront de base principale à mon écrit documentaire.
La famille à Vienne après 1938
En Mars 1938 les troupes allemandes occuperont l’Autriche.
Mais, en 1938 une majorité des Autrichiens étaient enthousiasmés par Hitler. Après des années amères de chômage et de pauvreté, Hitler leur promettaient travail, bien-être et rétablissement de la fierté «deutsch-national», personne ne voulait croire à une guerre.
Les nazis autrichiens arrêteront immédiatement leurs adversaires pour les amener aux camps de concentration. Les Juifs (encore env. 120.000 à Vienne, dont 90'000 vont périr) seront traités encore pire qu’en Allemagne. L’« Anschluss » a montré le visage grotesque du fameux «cœur en or viennois», que les Viennois aiment s’attribuer.
En avril 1938 Max tentait de rejoindre les brigades internationales qui luttaient en Espagne contre Franco. Trois camarades étudiants essaient de passer en Suisse en ski à partir du Montafon. Ils seront arrêtés par des douaniers, tout juste devenus allemands, et amenés à la prison de district à Feldkirch, une prison encore tout à fait correcte.
Une lettre du 11 mai 1938 à ses parents montre encore ses illusions. Max écrit: “ L’accusation de haute-trahison a été annulée et je serai remis à la Gestapo demain. Je compte être libre le 15 mai et continuer mon voyage si on n’a rien au contraire ». Pourtant, la Gestapo avait, on peut s’imaginer, des très fortes objections...
Mais, en 1982 la radio Suisse allemande va diffuser une série sur Dachau et surtout le «Chant de Dachau», un chant de résistance interdit et sévèrement puni par la SS. Mon père a été témoin de sa création. Son auteur Jura Soyfer fut un des trois amis qui avaient tenté de gagner la Suisse en 1938. Jura va mourir à Buchenwald à 27 ans.
Dans cette émission Suisse, mon père a parlé avec grande émotion des méthodes sadiques des «Herrenmenschen». Cela a dû suffire pour moi, j’ai renoncé à en demander davantage pour le reste de sa vie et je ne compte pas rentrer dans des détails même aujourd'hui… Le «Capo » politique mettait en garde les nouveaux arrivés: «La solidarité est tout, mais elle est sévèrement punie par la SS! » Quant aux détenus qui pensaient se sauver par la collaboration, ils pouvaient compter sur leur anéantissement comme témoins indésirables.
Barbelés de mort, de glace
Qui retranchent notre vie
Ciel en haut, vide de grâce
D’où descend le froid, la pluie
Pas de joie pas d’espérance,
Loin les femmes et la patrie (orig : les enfants)
Nous partons dans le silence
Au travail au matin gris
Nous avons appris la devise de Dachau
Et durci comme acier froid,
Reste humain, camarade
Sois un homme, camarade,
Car le travail, le travail rend libre, l’ami*…
(*Voir l’inscription cynique au portail du KZ : « ARBEIT MACHT FREI » Le travail libère !)
La formation de base à Glasgow n’était pas facile. Les jeunes recrues écossais ne comprenaient pas toujours la différence entre Nazis, huns, sales boches et….sales Juifs et cela menait parfois à de vraies bagarres. Il fallait une bonne dose de conscience antifasciste pour répliquer de façon pacifique... En 1944 et 1945 Max sera d’abord en Normandie, plus tard en Belgique comme technicien dans l’entretien des chars. Pas vraiment dans la 1ere ligne de combat, sauf dans l’offensive des Ardennes il a du plusieurs fois reprendre le fusil pour sauver sa peau ou – encore pire – afin d’éviter devenir prisonniers des allemands.
Sa démobilisation à Vienne en 1946 à été mentionnée auparavant. Il va épouser ma mère et j’aurai un nouveau certificat de naissance à l’âge de 6 ans avec mon vrai nom, celui d’aujourd’hui. Mon père va rester marxiste critique pour le reste de sa vie ; un homme cordial, généreux et surtout tolérant.
Quand je me suis marié en 1964 avec une Allemande de la Prusse orientale, d'une famille réfugiée elle aussi, il l’a acceptée et même aimée sans aucune réserve. Il insistait que les Autrichiens n’ont pas été mieux ou pire que les Allemands et que l’origine de la barbarie n’était pas «les Allemands» mais la conception fasciste, basée sur la haine et sur l’inégalité des hommes. De quoi nous faire réfléchir.
Le calvaire de Jakob et Gitel Hoffenberg (1938-1942)
Des phrases souvent jetées sur papier d’emballage, on y sent la peur, mal lisibles. C’étaient les moindres obstacles comparé avec mon émotion grandissante quand j’ai déchiffré les 10 lettres encore existantes de mes grands-parents. Leur contenu passe d’angoisse à l’espoir, espoir finalement vain.
Lettre du 12/ XI/ 1938; Jakob et Gitel à la famille d’Aryeh en Palestine:
(Écrit après les pogromes le 9/10 Nov. 1938. L’écriture et le contenu laissent voir l’immense peur que vivaient mes grands-parents .
Jakob: „mes chers enfants..., Dieu merci, que nous sommes encore vivants et pas blessés “
..“Max est en détention protectrice (!) nous attendons depuis des semaines une lettre, quand viendra le jour où on en pourra raconter tout en paix… “
...„nous attendons ce que va nous amener le sort“.
Gitel: „...je ne peux écrire que des salutations, je ne peux rien penser“
Lettre du 14-16/XI/ 1938; Jakob et Gitel à Aryeh :
Les Nazis commençaient immédiatement avec leur pillage officialisé (l’aryanisation…)
... „ ce jour à 3 h toute la marchandise a été enlevée et ensuite ils ont scellé mon magasin. Ils nous ont rendu quelques aliments pour vivre et quelques Reichsmarks (RM)
... “Max à Buchenwald est interdit d’écrire“ ...
…. „depuis que je suis venu en 1901 à Vienne .....je me suis donné la peine d’être un homme honnête“
...“ j’ai servi 38 mois dans la guerre mondiale sans interruption“
...“Mon Dieu, ce n' est ne pas possible “
Lettre du 22/XI/1938; Jakob à Aryeh:
..40 ans de notre vie sont tombés à l’eau. (il a 60 ans)…..Cher fils, pour Max l’aide doit arriver rapidement il est absent depuis des mois, on entend pas de bien d’où il est maintenant. Depuis 6 semaines ils sont interdits d’écrire, fais ce que tu peux pour le sauver....quand nous pourrons sortir sera le plus beau jour de notre vie, Dieu merci nous sommes en bonne santé.
Votre père H. Jakob
Lettre du 30/I/ (1939); Gitel à Aryeh:
(Cette lettre relate les efforts de Gitel afin d’obtenir un permis de sortie pour Max aussitôt qu’il aurait pu quitter Buchenwald. Peu avant la guerre c’était encore pensable, pour les destinations Grande Bretagne, Palestine ou les USA.
….mais pour une vie jeune on doit lutter, je vais presque tous les jours à la Gestapo mais ils ne me laissent pas entrer sans convocation.
Lettre du 16/18 mai 1939; Jakob à Aryeh :
…nous avons reçu une lettre de Max, il espère qu’on le relâche sous peu…
…pour un passage par bateau à Siam le 14/06/39…demain ta mère ira encore une fois voir la Gestapo …si Dieu le veut, Max sera en voyage dans un mois. Ta mère n’avait qu’à payer 20 RM à la société de navigation…
… mon cher fils, un ami de Max qui vient d’être relâché, est passé chez nous avec des salutations de Max…il va bien! L’ami a conseillé d’envoyer un télégramme à la Gestapo. Ta mère a prêté 10 RM de Leo A. et il a conseillé de téléphoner à la Gestapo, à Berlin. Ce qu’elle a fait de 11.30 à 13.30 et on lui a dit qu’ils accélèrent le cas et nous avons de nouveau espoir…des visiteurs sont venus, pour nous demander si Max est déjà arrivé…
Mai-Juin 1939: Les efforts de ma grand-mère ont probablement contribué à ce que Max soit libéré dans le cadre d’une amnistie politique, mais il doit quitter le «Reich» au plus vite. Gitel a tout fait pour sauver son fils, mais elle n’a pas pu se sauver elle-même.
Lettre du 25/8/1939; Jakob à Aryeh:
(Cette lettre a été écrite après le départ de Max pour l’Angleterre. Le soulagement de Jakob est palpable dans l’écriture et dans le texte. Juste avant que la guerre éclate, les chicanes contre les Juifs ont diminué, le « Reich » avait à ce moment là d’autres priorités.)
…Cher Fils, aujourd’hui je suis allé seul avec l’oncle (son frère) la mère est allée à la „piscine juive“ avec Mme. Tuchfeld… c’est bon pour les nerfs et même amusant pour prendre un peu de soleil… ils arrivent de tout Vienne et la plupart essaient d’émigrer… Fritzl est envoyé en Palestine, ses jours à Vienne finissent. Mais, beau-coup d’autres sont encore ici, l’émigration est devenue très compliquée…
Suivent 2 lettres à Max en Angleterre, après le début de la « drôle de guerre » (Par la voie de la Croix-Rouge)
Lettre du 10/XII 1939; Jakob à Max en Angleterre:
Cher Maxi
Nous avons lu ta lettre avec joie... nous habitons depuis le 1/XII au 1er district Rauhensteingasse 10/7 nous avons une belle chambre avec chauffage central et utilisation de la cuisine pour RM 40 p.m. sans meubles. Elsa nous a surpris ce matin avec ta lettre ...nous sommes heureux que tu sois bien protégé. Où tu étais, ça va très mal. Herschel H. est mort là-bas… (un cousin mort à Buchenwald)
…nous sommes contents d'être en bonne santé, l’appartement est comme un sanatorium, pas de tram pas de circulation, nous partageons la chambre avec mon frère, ça va très bien. Il y encore la veuve d’un avocat avec 2 enfants et un autre avocat…..le luxe est grand…
Après ces euphémismes, destinés peut-être à la censure, suit la réalité :
..nous voulons aussi partir au plus vite, ne pourrait-on pas s’aider mutuellement ? Ta mère l’aurait certainement mérité…
Les fils en sécurité, ne pourraient-ils pas aider ?
Après la catastrophe de Dunkerque Max a été interné comme la plupart des „Allemands“ sans grande distinction entre Antifascistes et Nazis, jusqu'à la fin 1942, au Canada. Il n’y avait pratiquement pas de possibilité d’aider. La lettre suivante est un appel à l’aide, évidement mes grands-parents ne pouvaient plus cacher leur peur derrière des euphémismes.
Lettre sans date de Gitel à Max:
Mon cher enfant!
Il fait tellement longtemps que nous avions eu une lettre de toi…Pourquoi tu ne remplis pas tes devoirs… d’Aryeh nous n’avons pas des nouvelles depuis 6 mois, il pourrait encore faire quelque chose pour nous…mon dieu, est-il si difficile d’envoyer une lettre une fois par semaine ( !) Nous n’avons plus rien au monde sauf nos enfants...
Suivent de considérations comment financer leur sortie. Les Nazis demandaient avec cynisme une «Taxe pour fuir le Reich» arbitraire. Pour Jakob et Gitel 3000 Reichsmark, une fortune pour des personnes qu’ils avaient « expropriés »…
…un après l’autre part…
…maintenant j’ai assez râlé, et j’espère que tu vas t’améliorer, dans cet espoir agréable
Je t’embrasse très fort
Ta mère
Il suit une longue période, sans témoignages conservés. Selon une lettre de Max - au Canada - du 19.11.1941 à une tierce personne, Max semble avoir eu de rares contacts avec ses parents jusqu’au juin 1941.
A partir de mi 1941 - âpres l’invasion de l’Union Soviétique – les conditions pour mes grands-parents se détériorent rapidement.
Gitel et Jakob ont bien connu leur petit-fils et ils savaient que j’étais l’enfant de Max. Il y a une photo du printemps 1941 ou Gitel me tient sur ses genoux. Au printemps 1941 Gitel à encore osé rencontrer ma mère et moi au grand parc de Prater. Porter l’étoile jaune n’était pas encore obligatoire dans le «Reich».
Message d'Aryeh, par la Croix-Rouge Britannique:
„Suis très en soucis. Pourquoi pas de lettre? Écrivez à Esther! (une cousine en Amérique) Max en Angleterre va bien et nous en Erez (Israel) aussi. Je vous embrasse.
Arieh et Jaffa.“
La réponse de ses parents était laconique. Écrit à la machine et sans faute d’orthographe. Qui les a aidés ou plutôt forcés à écrire ainsi? Le tout rappelle les messages que mon père avait pu envoyer de Buchenwald deux ans avant:
„Pas de souci, nous sommes en bonne santé et tout va bien. Nous allons écrire à Esther...
Vos deux parents
0000000 Baisers“
9. Mai 1941
I., Bäckerstrasse 14.
Les déportations en masse pouvaient commencer.
Le 2 novembre 1941 Gitel et Jacob ont été déportés au Ghetto de Lodz avec 5081 autres Juifs viennois. Ma mère essaya encore de les voir à la gare d’Aspang, mais la zone était fermée par police et SS. C’était une gare secondaire afin d’avoir le moins de témoins possible.
Le chef autoritaire du «Judenrat» de Lodz (1940-44 !) Chaim Rumkowski, vacillait entre une collaboration soumise et l’essai réussi de sauver le ghetto comme lieu de production de biens indispensables pour les allemands. Cela signifiait la protection pour beaucoup de détenus, mais pas pour le vieux, les malades et….les enfants. C’est triste, sa réputation est assez douteuse, mais qui pourrait jeter la première pierre ?
En janvier 1942 la conférence de Wannsee, donnait le feu vert pour la «Endlösung», la «Solution finale». En automne 1942 seulement 615 déportes du transport viennois du 2.11.1941 restaient encore vivants, selon la liste du «Judenrat»…mais pas mes grands-parents. 34 détenus de ce transport, donc moins qu’ 1%, ont vécu la fin de la guerre.
Pendant mon enfance j’ai entendu parler de Theresienstadt comme lieu de leur destin. (Theresienstadt, ou les Nazis ont forcé le metteur en scène fameux d’avant-guerre Kurt Gerron, de tourner un Film cynique et perfide (1944) : «Le Führer offre une ville aux juifs». Gerron et sa famille seront assassinés peu après, à Auschwitz.) Cette ville a été choisie par les Nazis pour tromper le monde, en outre un CICR trop confiant, les conditions à Theresienstadt étaient moins cruelles – en surface. Mes parents n’ont jamais mentionné Lodz. Ont-ils espéré que les grands-parents aient trouvé la grâce d’une mort naturelle dans cette ville?
Les informations de leur déportation à Lodz, qui ne laissent aucun doute, je les ai trouvées en 2009 dans une banque des données des victimes au «Centre de documentation de la résistance autrichienne». Il est probable que Max, décédé en 1990, n’ait pas appris la fin de ses parents dans sa pleine cruauté.
Moi non plus, je ne saurai jamais de quelle façon ont péri Gitel et Jacob, mes grands-parents…
J’ai vu plutôt rarement mon père par procuration, Hans Charaus. Il a été appelé à la Wehrmacht en 1941. Enseignant, il a dû devenir sous-officier et il a été envoyé en Albanie pour combattre les partisans. Malgré la censure, il a écrit des lettres à ma demi-sœur aînée, fustigeant la guerre et le rôle qu’il était forcé de jouer. Pour moi il était le «Papa». Je n’en ai aucun souvenir négatif de Hans Charaus, vis-à-vis de moi il était absolument correct. C’est seulement après la fin de la guerre que ma mère et lui ont eu des disputes sérieuses, je pense que c’était compréhensible.
Que serait-il arrivé, si lui et des dizaines d’autres ne s’étaient pas tu pendant cinq ans ?
Les lois raciales de Nürnberg étaient sans appel : §5.2. Est également réputé Juif le ressortissant métissé de Juif qui descend de deux grands-parents juifs intégraux et est le fruit de relations extra conjugales avec un Juif.
J’étais donc Juif entier selon les lois raciales nazies. Le fait qu’un Juif aurait eu l’impertinence de mettre enceinte une «aryenne» de façon illégitime avait comme effet d’aggraver la situation de l’enfant. Des cas similaires démontrent qu’on aurait, en cas d’une dénonciation, sévère-ment discriminé la mère pour «honte raciale». L’enfant aurait été «mis à disposition de l’autorité».
En automne 1943 les bombardements à Vienne se sont intensifiés, la situation alimentaire devenait précaire et ma mère et ses enfants se sont rendus en Moravie au lieu d’origine de la famille Charaus, 120 km au nord de Vienne.
C’était une région « bilingue » tchèque-allemande et cela souvent dans la même famille. Les Charaus étaient une telle famille. Pendant des siècles cela n’avait pas posé de problème.
Ma sœur et moi allions à l’école en 1944 et 1945; moi, dans une école enfantine de la NSV (salut populaire NS..). Vers la fin de la guerre on commençait à sentir l’influence nazie très forte et cela même sur les enfants. J’étais naturellement un Nemeç (Allemand en tchèque), on m’a mis dans un mini-Uniform comme la jeunesse Hitlérienne, et nous chantions des chants de soldats…par exemple pour les blessés dans l’hôpital militaire à Iglau (Jihlava). J’étais blond avec des yeux bleus, sans confession, bref un vrai aryen germanique selon les idées nazies stupides, ainsi aucun soupçon n’a pu naitre…
En Avril 1945 l’armée rouge s’approchait rapidement. La peur était grande surtout du côté des « Allemands ». Les nazis avait commis des crimes incroyables en Russie et maintenant la peur de la vengeance était énorme, nourrie par les fonctionnaires nazis afin de mobiliser les dernières réserves.
Enfin, un jour les Russes furent là. Encore et encore, sur de charrettes tirées par de chevaux, mais aussi avec une quantité énorme d’artillerie et de chars.
Les «Tchèques» étaient considérés comme peuple fraternel, soudain il y avait partout les drapeaux soviétiques et tchèques. Un capitaine, enseignant cultivé de Leningrad, qui parlait l’allemand et son état-major se sont installés dans «notre» ferme.
Enfin, Hitler se suicidait et le Reich capitulait. Tout bon pour nous? Malheureusement pas pour longtemps.
1991, 46 ans plus tard, j’ai visité ce village. Sauf le nom, qui a été transformé de Stecken - en Štoky, rien n’avait changé. Au cimetière, dans la même rangée j’ai trouvé deux tombeaux: l’un pour la «Familie Charaus» un autre pour la «Rodina Charausova». Merci aux deux branches de la famille qui m’ont protégé, les uns contre les Nazis, les autres contre les chauvinistes tchèques…
En juin 1945, les décrets de Beneš exigeaient le départ immédiat de plus de 3 Millions d’«Allemands » qui pendant des centaines d’années avaient vécu en paix avec les Tchèques. C’est vrai, la peste nazie avait infecté beaucoup d’entre eux et maintenant ils devaient payer le prix de tout perdre… Et la revanche des «vainqueurs» fut terrible à quelques endroits comme Brno. Il y avait surtout des femmes, enfants et vieux, les hommes étaient prisonniers de guerre. La terrible «marche de la mort de Brünn» a probablement coûté la vie à 3000 personnes au minimum (voir Wikipedia). Le responsable de ces crimes, un capitaine Bedrich Pokorny sera condamné à 15 ans en 1953 par le régime communiste; pas pour le meurtre de milliers des personnes mais entre autres pour ses services de mouchard aux occupants allemands. Il se pendra en 1968, un suicide possiblement «assisté» par la sécurité.
Alors, un jour très chaud au début juin 1945, deux femmes et quatre enfants entament un parcours de plus que 120 km avec une charrette à bras. Pas de colonnes d’expulsés, nous étions presque seuls… au début. Le grand défi pour nous, les enfants, était la soif, les fontaines étaient contaminées. Quelques maisons endommagées, quelques armes détruites, mais surtout soif, la soif. Un soldat roumain avec une fourgonnette propose de nous prendre avec lui; aussitôt que le peu de matériel est chargé, il essaie de démarrer sans nous. Les deux mères se précipitent avec des barres de fer comme des furies, il jette tout par terre et s’en va. Je n’avais pas peur, nos mères semblaient très fortes.
Le deuxième jour nous rencontrons des centaines de survivants de Brno, qui tâchent de gagner la frontière salvatrice vers l’Autriche. J’ai appris et compris des années plus tard la gravité de ce qui s’était vraiment passé.
Le soir, c’est un camion de la Croix-Rouge qui a emmené des «Viennoises avec enfants» comme nous. En pleine nuit, nous a déposés à Vienne, à quelques pas de notre rue, Je criais : «Mama, schau das Riesenrad)...regarde la Grande Roue! "
État de siège: la police militaire de l’armée rouge jouait rapidement de ses mitraillettes.
Epilogue:
Le reste est vite raconté: dans une Vienne détruite à 40%, le jardin de ma grand-mère maternelle et les rations militaires de mon père nous ont épargné la famine. Suit le divorce de Hans et Milli, le mariage de Milli avec Max et ma «renaissance» en tant que Peter H.
Voilà, nous sommes arrivés à la fin de mes Contes viennois un peu particuliers…..
Le sens principal de mon souvenir est de rappeler les mots de George Santayana « Qui ne connaît pas l’histoire est condamné à la répéter ».
N’oublions pas que pendant des siècles, l’Europe a été sans cesse le théâtre de guerres sanglantes. Des hommes auxquels nous attribuons le titre « grands » l’ont obtenu en conquérants : Alexandre, Charlemagne, Frédéric II de Prusse, Pierre le Grand, Napoléon. Et bien d’autres…
Après la 2ème guerre mondiale avec sa brutalité sans comparaison, des personnalités remarquables ont trouvé le courage d’entamer la re-construction d’une Europe sans guerre. Une Europe unie et prospère pendant des décennies. Loin d’être parfaite, c’était pourtant la première période historique ou les principes des lumières étaient en vigueur pour tous dans une grande part de notre continent. Ils rayonnaient tant, qu’ils ont fait tomber des murs de tyrannie et injustice à l’est de l’Europe en 1989. Cette chute fut étonnamment pacifique au début …si on fait abstraction des terribles luttes en Yougoslavie. Le modèle des guerres possibles en Europe même, a été désigné à Vukovar, Sarajevo et Srebrenica.
Aujourd'hui, avec l’arrivée de sérieuses difficultés au sein de l’Union, les visions des fondateurs s’écroulent. De nouvelles générations remplacent la réflexion par le consumérisme, le «life-style» et la cupidité pour les gagnants et par le nationalisme, chauvinisme ou pire pour les perdants. Le modèle de l’étranger comme bouc émissaire pour tous les maux refait surface. La raison est évidente : c’est surtout la crainte de devoir partager les acquis matériels. «Vérités», ou plutôt fake-news, prétextes et solutions de facilité sont mélangés dans un bouillon «populiste » dont le seul but est la déstabilisation pour arriver au pouvoir. Contrairement au fascisme «pur et dur», les leaders ne cherchent pas, en générale, la conquête des territoires, ils veulent ériger des murs.
Certes, l’Europe n’est pas encore où elle était en 1938 ; peut-être est-elle plus proche de la situation d’avant 1914. Pourtant, n’oublions pas cet enchaînement: patriotisme -> nationalisme ->chauvinisme-> fascisme….le passage de l’un à l’autre est glissant.
Où va notre démocratie occidentale, celle qui est selon Churchill « La pire façon de gouverner …sauf toutes les autres » ? Nous, les enfants des Lumières, sommes tenus de sauvegarder leur héritage et de le défendre.
Le monde, et en particulier notre continent l’Europe, sont-ils vraiment à l’abri de répéter l’histoire ?
Ces jours, les mouvements, qui désirent se débarrasser de l’héritage humaniste de l’Europe restent forts, trop forts.
La lutte contre l’obscurantisme et la régression de la société est loin d’être gagnée.
Peter Hoffenberg, Novembre 2018
D’après „Eine Geschichte aus Wien“ Grandson, 2009". Version réduite en Français planche présentée à la RL « Le Labyrinthe » le 6.6.2017 Pour lire l'original en Allemand cliquez ici