Pour la mise en bouche, permettez-moi de vous raconter une petite histoire qui en quelque sorte parle de ce que vais vous parler.
L’impertinence assoupit les croyances
Cela se passe dans une contrée onirique, aux confins de l’imaginaire, dans cet interstice entre le rêve et le sommeil, ces espaces et ces temps où tout paraît possible.
Tous les citoyens de cet état naissent aveugles
Le roi de ce pays, lors d’une assemblée avec ses ministres, entend parler d’un être fabuleux aux frontières de ses états qui soulève l’étonnement et la crainte de la population et, semble-t-il, personne n’a été capable de le décrire. Souhaitant savoir si cet être serait susceptible d’être une menace pour son royaume, le monarque décide d’y envoyer une délégation de trois de ses plus éminents scientifiques, afin qu’un rapport sur cette éventuelle menace lui soit fait et que l’on puisse décider des mesures à prendre.
Le voyage aux confins du royaume s’effectua sans encombre et le trio arriva dans les parages du phénomène, prit ses quartiers et se reposa.
Le premier dit :
- Oh mon roi, c’est un temple vivant fait de chair dans lequel je suis entré, bordé de 4 colonnes vivantes et chaudes au toucher, le toit est également fait de chair, sèche, chaude au toucher et réagissant au contact. Le dieu adoré dans ce temple s’est alors exprimé par un terrible bruit de trompettes célestes, et ne voulant pas déranger celui-ci plus avant, satisfait de ma découverte, j’ai quitté les lieux au plus tôt.
Le deuxième le coupa et dit d’une voix moqueuse, : -Majesté, cet homme devait être ivre, il n’y a pas de temple de chair, car en réalité il s’agit d’un oiseau, de taille immense, de chair il est vrai je l’ai senti quand une de ses deux ailes m’a giflé en claquant avec fracas, l’autre émettant un bruissement de soie, je suis alors tombé à terre, puis me relevant, j’ai quitté ces lieux effrayants.
Le troisième prit la parole et dit au Roi : - Tout ceci est faux, en réalité, il s’agit bien d’un dieu, un immense serpent de chair suspendu dans les airs, chaud et sec au toucher, parsemé de quelques poils drus. Le dieu-serpent est amical, il s’est enroulé sur mon bras, m’a reniflé bruyamment et caressé doucement, puis il s’est emparé d’une pomme que j’avais dans ma poche et me quitta tout simplement. Pour manifester son plaisir, comme un immense tambour, il frappa le sol en cadence tout en s’éloignant. Je suis alors rentré dans mes quartiers, le cœur rempli d’allégresse après cette rencontre avec le divin. Ces deux prétendus scientifiques ont dû avoir peur, et ne se sont manifestement pas approchés du phénomène, ils racontent n’importe quoi, et te mentent pour se dédouaner.
Sur ces paroles, les deux premiers s’élancèrent le troisième, et tout en hurlant et vociférant à qui mieux mieux, ce petit monde s’étripa face à la foule médusée et au roi pantois.
Dans cette petite histoire, chacun aura pu – bien sûr- reconnaître un éléphant, car nous, bien sûr, ne sommes pas aveugles et nos différentes croyances portées à nos différentes perceptions du réel nous rassemblent plus qu’elles ne nous divisent. Notre méthode nous invitant à porter en permanence le regard vers notre système de valeurs pour orienter nos actes, que nous soyons mal ou bien voyants.
Une mise en perspective : ne pas confondre le but et les moyens
Quand on a des valeurs communes – et que nous les mettons en pratique-, il n’y a aucun problème à ce que les moyens pour les atteindre puissent différer de l’un à l’autre et ceci constitue la première pierre à mon édifice : Il ne faut pas confondre le but et les moyens, comme nous le verrons plus loin. Et puis une métaphore a ses limites, la carte n’étant pas le territoire.
Pour nous FM de la Maçonnerie libérale et adogmatique, le siècle des Lumières est fondateur de notre démarche si particulière. Nous nous nous réclamons par exemple d’une démarche de la pensée qui se dit cartésienne, en référence à René Descartes et à sa méthode dans laquelle il est exposé : Tabula rasa et Nemo ante me, ce qui implique que dans un objet de la pensée cartésienne on repart de zéro : Tabula rasa et que toute considération préalable est nulle et non avenue : Nemo ante me.
Dans cet état d’esprit : Tabula rasa, si au lieu d’être des Francs-Maçons, héritiers des corporations de bâtisseurs, qui représentaient le niveau scientifique le plus élevé de l’époque, nous étions par le plus grand des hasards des francs-plombiers, héritiers des ingénieurs en canalisations de l’empire romain, nul doute qu’entre FF, nous nous donnerions des tuyaux pour éviter des fuites et être raccords les uns envers les autres, afin que le fluide vital puisse transiter et aller où notre volonté le porte et qu’il faille aménager avec minutie la pente naturelle du monde pour que nous puissions bénéficier de ses ressources. Vous voyez qu’on peut faire dire tout et n’importe quoi qui soit chargé de sens, quand on fait dans la métaphore.
La transcendance… vient de chacun d’entre nous…
Pour nous FM, un de nos objectifs tiendrait à contribuer à développer l’être humain dans son rapport au réel, encadré par un florilège de règles morales, voire éthiques, ce qui ressemble en apparence aux religions du Livre qui nous ont habitués à des mythologies sur lesquelles on fonde un socle de vérité absolue, incontestable et indéboulonnable. Pour faire partie de celles-ci, il faut faire un acte de foi, c’est donc la foi qui sauve pour la religion, alors qu’en FM c’est une transcendance qui vient de l’intérieur de chacun d’entre nous, au sens de Hegel, aufheben, c’est cela qui nous transforme. Notre méthode rassemble des moyens pour que l’homme se transforme de lui-même, par lui-même et en compagnie de ses FF et SS, ce qui n’est tout simplement pas acceptable pour les religions du Livre où le salut vient de Dieu, on pourrait chipoter ad eternam sur la pertinence de cette posture, mais nous Maçons, savons que l’on peut être à la fois croyant ET maçon, sans que cela soit antinomique. Que cette posture ne soit pas partagée par les appareils religieux, en dit long sur leur capacité intellectuelle à appréhender ce phénomène, ou pire encore, sur leur cynisme à ce sujet.
Car voyez-vous, une autre différence de taille avec les systèmes de pensée des religions, ces merveilleux outils de régulation sociale, tient à la nature de la transgression quant au système de règles et de valeurs. Dans la foi, celui qui transgresse pèche, des moyens lui sont alors donnés pour corriger cet état de fait, pour autant qu’il s’immerge encore plus profondément dans le système de croyances. Nous ne sommes envers ces systèmes que ou dedans ou dehors, il n’y a pas d’alternative, c’est ce qu’on appelle une pensée binaire, puissant moteur de la DOXA, cet ensemble des opinions reçues sans discussion, comme évidentes, dans une civilisation donnée.
Ce qui importe aussi à mon sens, mes FF (et SS), c’est la finalité de nos valeurs, là où elles nous conduisent et avec quel véhicule pour nous y conduire, et vous conviendrez bien sûr qu’il serait absurde de confondre le véhicule avec sa destination. Ou si vous préférez, la carte n’est pas le territoire.
De nombreux outils, mais ce sont des moyens, pas des buts...
Pour un maçon, il y a des horizons d’attente incarnés par nos valeurs, que nous voulons rejoindre, ce qui implique un trajet en direction de celles-ci, car notre philosophie est dynamique, et n’existe que par l’action, avec en conscience le trajet non pas accompli, mais qui s’accomplit ici et maintenant dans le fil de nos vies. Que nous ne soyons pas à la hauteur de nos valeurs ou pas encore, ou pas assez, qu’importe, nous y travaillons et nous allons dans cette direction, ou tout au moins nous devrions y aller, car nous nous y sommes engagés, par des serments solennels. On peut faillir, vaciller, se reposer en chemin, remettre en question nos modèles de référence, cultiver la foi et le doute, qu’importe, ce qui importe c’est le trajet et la constance, la récurrence de nos engagements :
Heureux qui comme Ulysse, a fait un beau voyage ! disait le poète (du Bellay)
Ou comme celui-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !
Que ton voyage soit long...
Ici c’est le trajet qui importe
Nous, Maçons, sommes porteurs d’une philosophie dont le cœur est l’action, la PRAXIS, concept de l’Antiquité, dont la source est l’Éthique à Nicomaque et la Métaphysique, ouvrage d’Aristote. Elle est définie comme action pratique, c'est-à-dire comme activités qui ne sont pas seulement contemplatives ou théoriques, mais qui transcendent le sujet. (wiki)
Si la différence de méthode entre FM et religion est patente, il n’en reste pas moins que, comme eux, nous nous sommes infligés des devoirs par la voie des engagements successifs, des serments que nous avons prononcés, infligés, c’est le terme. Un cadre d’un poids considérable et chez nous les maçons adogmatiques, aussi pesant que celui de la religion, mais sans recours possible ni partage avec Dieu, si ce n’est dans le secret de nos cœurs, car nous restons seuls avec nous-mêmes.
D’où la pertinence de la fraternité (et de la sororité) afin que le fardeau soit moins écrasant.
Vous êtes des vieux routiers du symbolisme, vous ne serez donc pas étonnés que la mise en perspective que je suggère ici soit du même type que celle de l’archer, qui doit aligner deux points dans l’espace pour en atteindre un 3eme. Le point le plus évident est la tenue ferme de l’arc le bras tendu à la hauteur des épaules et la visée au-dessus de la main gauche pour les droitiers et bien sûr au-dessus de la droite pour les gauchers, le corps est aligné dans l’axe de l’arc, 3 doigts de l’autre main imprimant une tension sur la corde, la flèche encochée entre les doigts d’une main et au-dessus de l’autre main, mais attention ! Le 2eme point n’est pas les yeux, mais bien et surtout la posture de notre corps physique et mental. Si celle-ci n’est pas bonne, même et surtout à notre insu, le tir sera raté et le 3eme point, la cible, ne sera pas atteinte. En fait, on ne peut pas savoir si on est dans la bonne posture ou pas, il n’y a que le résultat de l’action qui le dira. On est dans la cible ou pas, c’est binaire. Mais l’action qui consiste à aligner deux points en vue d’identifier, puis d’atteindre un 3eme, produit une équation à trois termes dialoguant entre eux, une équation ternaire. Ternaire, comme les gradins qui conduisent à l’Orient, ternaire comme le fil invisible qui sépare les carreaux noirs et blancs du pavé mosaïque, dans un dialogue improbable et silencieux. Ternaire comme le dialogue dynamique entre deux objets de la pensée, Bien Mal, juste faux, jour nuit etc., etc.
De la même façon, si au lieu d’être des francs-maçons, nous étions des francs-archers on pourrait se demander dans le fil de notre vie, si à tel moment ou à telle occasion, nous sommes dans la cible ou pas et quelle est, ou a été, notre posture d’être humain sur ce coup-là ?
C’est bien entendu absurde, nous n’avons jamais à nous demander quelle est notre posture, n’est-ce-pas ? Puisque nous sommes des francs-maçons et non pas des francs-archers et que travaillant avec des gants blancs dans un désir de perfection, nous serions également et par analogie porteurs et messagers d’une certaine perfection ?
Le messager n’est pas le message, la carte n’est pas le territoire
Un exemple bien de chez nous pour illustrer ceci ? François Arouet de Voltaire a été initié durant les derniers mois de sa vie, dans un paquet ficelé du un au trois durant une seule et unique journée et ce à l’initiative de Maçons « s’étant indignés que le grand homme ne fût pas des nôtres », alors que les valeurs qu’il avait prônées et exposées à l’esprit de tous durant toute sa longue vie, par le menu, et avec son esprit affuté et moqueur, avaient contribué de manière irrémédiable à déconstruire les systèmes sociaux sous statut d’évidence ; je veux parler du pouvoir politique absolu, la royauté et la religion alors représentée par la toute puissante église catholique. Les trois derniers mois de sa vie. Puis Voltaire s’en alla. Comme l’a dit plus tard Alphonse Allais, partir c’est mourir un peu, mais mourir c’est partir beaucoup. Mais son œuvre resta, ses œuvres aussi hélas, car Monsieur le Roué, dans son irrésistible ascension sociale par le moteur de l’esprit, lui-même animé par la non-moins toute puissante raison, n’avait pas négligé la prospérité matérielle et s’était considérablement enrichi avec la traite négrière. Ce fait historique est accablant pour le maître de la pensée, grand précurseur de l’égalité, chantre de la liberté, et cimenteur de la fraternité. Ces graves manquements n’enlèvent en rien la valeur et le patrimoine des travaux de Voltaire, mais peut-être et je dis bien peut-être que s’il était réellement passé par le laborieux chemin initiatique que nous connaissons et affirmons pratiquer, peut-être que Voltaire aurait trouvé d’autres moyens pour développer sa prospérité matérielle.
Comme Rousseau, dont on célèbre encore l’humanisme profond, mais qui avait abandonné sans remords et laissé dans la misère la plus profonde, femme et enfants au profit de sa carrière. Ici le besoin de reconnaissance avait taclé brutalement la simple humanité. Un autre exemple d’incohérence pour nous, ici et maintenant.
Nous pouvons également relever qu’aux époques de ces compères, la raison, nouvelle doxa - désormais effigie idolâtrée au firmament de la pensée universelle - avait omis de traiter : Il s’agit de l’intrication de la raison avec les affects, les émotions, dont il fallait alors absolument se distancier, credo cartésien oblige. Credo : Si j’ai raison, alors l’autre qui pense différemment a forcément tort, n’est-ce pas ?
Ce n’est qu’entre la 2e moitié du 19e siècle et la première du 20ème que les affects et l’émotion ont commencé en science et en philosophie à être intégrés progressivement à la raison, amenant ainsi une compréhension plus profonde de la si complexe nature humaine, notamment cristallisée dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.
Article 1 : Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité.
Qu’il soit néanmoins dit, ce midi, qu’il existe une posture personnelle, en tension avec un deuxième point de visée, l’objet de notre réflexion et un objectif, plus commodément appelée la cible. Et celle-ci, en maçonnerie, est un assemblage hétéroclite de valeurs et de croyances, de choses belles et vraies que nous cherchons à atteindre pour les partager avec nos FF et SS en humanité.
Des horizons d’attente dans une articulation en trois points. Un début de réflexion ternaire.
Et si la méthode maçonnique nous propose des outils pour penser, c’est bien parce que nous nous réclamons de la tradition des bâtisseurs, mythologiquement depuis le 1er Temple de Jérusalem, jusqu’aux cathédrales et pratiquement parce que nous en avons fait un modèle dans nos vies.
Néanmoins, toute chose a ses limites et le symbolisme aussi ou comme le disent encore et toujours les humanistes de l’Ecole de Palo Alto : La carte n’est pas le territoire.
Le symbole n’est pas la chose qu’il représente, même s’il nous en donne une idée. Un aperçu, une ombre sur un mur, comme dans la caverne de Platon. L’ombre de l’idée de quelque chose à atteindre. Nous savons ce dont il s’agit par les valeurs transmises dans les différentes initiations du 1 jusqu’au 3 et avons des outils pour ce faire, nous avons donc le où et le quoi, mais ici il nous manque encore et bien sûr le comment. Tout semble si simple, bien qu’à l’usage, le symbolisme des outils maçonniques relève d’une telle évidence que se limiter à leur fonction symbolique première pourrait se réduire à enfoncer des portes ouvertes.
Sans rigueur ni solennité, la magie n’opère pas
La rigueur et la dramaturgie scénique d’une Tenue, constitue un autre aspect de l’enseignement des Anciens
Dans la vie, à force d’emprunter les mêmes chemins, on devient inutiles, c’est ce que dit l’adage profane. Chez nous, pratiquer les mêmes chemins relève d’un Art sacré, qui nous vient de l’Antiquité. Cheminer dans le Temple est un acte dramaturgique et solennel, dramaturgique au sens historique du terme, quand les Anciens grecs, faisaient déambuler les dieux, incarnés et joués par des hommes, dans une temporalité hors du temps linéaire, délimité par l’espace sacré de l’amphithéâtre. Solennel, parce que dans ces moments, nous avons l’opportunité de rentrer à l’intérieur de nous-même, car l’acte se suffit à lui-même, pour autant qu’il soit parfaitement exécuté. Cette rigueur là nous permet de s’abstraire de soi et de visiter nos propres espaces sacrés. Visita Interiora Terrae Rectificando Invenies Occultam Lapidem.
Nous sommes bien dans une psychologie des profondeurs dont l’origine remonte aux Anciens Mystères, de la Crète à nos jours.
Un de mes mentors, Georges K, appelait cela « les bonnes manières » qu’un FM se doit d’apprendre et d’en jouer toutes les notes, la nonchalance étant proscrite. Il était pour lui nécessaire que la pièce soit parfaitement jouée dans le Temple, sans flous, ni approximations, sans erreurs négligeant le but recherché, qui nous déconnecteraient immédiatement de la dramaturgie qui se joue. Une dramaturgie où nous sommes à la fois et acteurs et spectateurs en co-constructions de nos spiritualités naturelles et personnelles. Le drame bien joué, il se produit alors un récit intérieur qui tisse un trajet lumineux dans l’obscurité et l’incertitude.
Sans la structuration de sens que procurent les récits mythologiques que nous nous plaisons à créer depuis la nuit des temps, on pourrait dire avec Blaise Pascal :
Rien n'est si insupportable à l'homme que d'être dans un plein repos, sans passions, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide.
Pour conclure, nous Maçons, travaillons à être en plénitude, à devenir des hommes libres dans des loges libres destinées à une pensée libre agissant dans le monde, en espérant que ce dernier devienne également plus libre.
…
(Edmond Didier I., M.:)