L’intensité des cérémonies d’initiation et de passages aux grades bleus est à mes yeux, d’inégale valeur. L’initiation est incontestablement un moment fort, ne serait-ce qu’émotionnellement, et parce qu’on accède à un monde et un mode de pensée qui nous étaient inconnus jusqu’alors. De même, la cérémonie de passage à la maitrise est, pour une grande part, dramatique.
Les aborigènes d’Amérique du Nord affirment que les hommes sont sages parce qu’ils considèrent que ce qui «est» a une valeur sacrée. Ils ont la force en ne s’usant pas à des activités puériles, savent puiser la puissance en eux-mêmes et dans l’univers qui les entourent, et transformer la matière en objet de beauté parce que leur esprit est tourné vers le spirituel (métaphysique) d’inspiration céleste.
TeIles que nous les concevons, ces trois vertus se rattachent au vocabulaire des bâtisseurs de cathédrales, mais, opératifs ou spéculatifs, la seule différence entre les FM réside dans la nature de l’édifice, un bâtiment ou soi-même. La sagesse (ciseau), qui préside à la construction de l’édifice, c’est la précision qui va permettre de penser le travail pour approcher la perfection souhaitée, tandis que la force (maillet) se retrouve dans l’action et doit prendre en compte la sagesse, puisqu’elle se doit également de diriger. Ainsi apparait l’interdépendance de ces vertus, tandis que la beauté (pierre brute) peut être un état préalable, ou le résultat, l’objectif à atteindre.
N’étant pas vraiment rompu à l’ésotérisme – Et je compte sur vous, si vous m’acceptez, pour progresser dans ce domaine – Je vous livre ci-après ma façon de percevoir ces trois qualités, en me basant sur les opinions de mes philosophes préférés, même si elles divergent parfois.
Michel de Montaigne
(1533 - 1592) région de Bordeaux
Sagesse
Aimer la vie telle qu’elle est, plutôt que de rêver toujours d’une autre. Centriste avant l’heure, il enseigne « la voie du milieu », qui se méfie de tous les extrémismes. Il prône le plaisir, la sérénité, l’action. A ses yeux, un maître de sagesse est un maître de joie. Nietzche dira de lui, dans ses considérations inactuelles : « En vérité, qu’un tel homme ait écrit augmente le plaisir de vivre sur cette terre! »
Montaigne ne dit pas que rien n’est vrai, mais que rien n’est certain. Il ne se fait guère d’illusions sur l’humanité, en qui il voit une espèce animale parmi d’autres (et j’ai du mal à le suivre), mais il pardonne aux hommes de n’être que ce qu’ils sont et tente de leur apprendre à l’être au mieux.
Force
Vrai maçon avant l’heure, il œuvre au progrès de l’humanité, en un temps souillé par les luttes entre christianismes, et il nous apprend que philosopher, c’est apprendre à mourir et c’est ce qui fait sa force : « La mort ne nous concerne ni mort ni vif: vivants, parce que nous sommes, morts, parce que nous ne sommes plus » La force, c’est la connaissance de soi. Narcissisme ? Au contraire : mieux se connaître, c’est moins s’adorer.
Beauté
C’est Montaigne qui, le premier, utilise en français le terme de dogme, dans ses Essais, avec le sens d'enseignement. Voici en guise de conclusion une citation de Montaigne: «Quand bien nous pourrions être savants du savoir d’autrui, au moins sages ne pouvons être que de notre propre sagesse ».
Baruch Spinoza
1632 - 1677 Amsterdam – La Haye
Se croyant libre, l’homme en déduit que Dieu l’est aussi. Pour Spinoza, ce concept est imaginaire et issu de l’ignorance. Dieu – la Nature est régi par des enchaînements de causes à effets, conduits par une absolue nécessité, qui régit aussi les hommes.
L’affirmation de Spinoza ravage l’ordre social et rejette la possibilité de rétribuer les mérites ou de punir les méfaits. Mais contre la notion mystificatrice d’une morale fondée sur un choix libre entre les réalités opposées que seraient le Bien et le Mal, il instaure une éthique reposant sur la connaissance de la réalité: on ne se fonde pas sur des valeurs abstraites, mais en vertu des conséquences tirées de la connaissance de causes qui agissent en nous : Gnôthi seauton.
Sagesse
Spinoza affirme l’inverse de Platon et soutient la positivité du désir comme source de nos conduites: on trouve une femme belle parce qu’on la désire, on ne doit plus croire qu’on la désire parce qu’elle est belle.
Force
Spinoza oppose servitude et fortitude, force d’âme qui témoigne d’abord de la vertu de l’intellect et se définit avant tout par référence à la pensée. Il la divise entre fermeté (animositas) et générosité (generositas). La fermeté est le désir par lequel chacun s’efforce de conserver son être sous le seul commandement de la raison, et la générosité est le désir par lequel chacun, sous le commandement de la raison, s’efforce d’aider les autres hommes, et se les lier d’amitié. Mais il n’en dit pas plus.
Spinoza trouve la force dans la trilogie (Dieu, la nature et la raison) qui devient unique réalité, et le comprendre conduit à une transformation radicale du regard : la plénitude ultime du savoir mène à la vie bienheureuse, courte mais nécessaire et incluse dans l’éternité de Dieu – la Nature : nous ressentons une éternité quand notre raison accède à des vérités non soumises au temps, telles les mathématiques.
Beauté
La beauté est surtout un effet de celui qui regarde. Si notre pouvoir de vision et notre tempérament étaient différents, ce qui nous parait beau nous semblerait laid et vice-versa, ce qui est considéré en soi n’étant ni beau ni laid. (Lettre 54 à Hugo Boxel).
Emmanuel Kant
(1724- 1804), Königsberg, Prusse orientale, aujourd’hui en Russie (Kaliningrad)
Sans aucun doute le plus déterminant à mes yeux, dans la mesure où on lui doit d’avoir remis Socrate à la place qu’il mérite, malgré les tentatives du Vatican. A relever que c’est aux musulmans arabes de Damas et d’Andalousie que l’on doit de connaitre les enseignements de Socrate et Aristote, que l’Eglise a cherché à faire disparaitre. Nous reviendrons sur Kant.
Friedrich Nietzsche
1844 – 1900, Prusse, Bâle, Weimar
Je m’inspire ici d'Ernst Nolte, auteur de Nietzsche Le champ de bataille, éditions Bartillat.
Sagesse
Pour Nietzsche, l’équation socratique Raison = Vertu = Bonheur se pose en contradiction avec la manière de penser des présocratiques pour lesquels Vertu = Instinct = Inconscience radicale. A ses yeux, Socrate, c’est la vengeance de l’homme du peuple qu’il est sur l’aristocratie, un terme désignant (aristoi kratos, gouvernement des meilleurs) l’élite dirigeante, de toute nature (Après la Révolution française, le terme n’a plus désigné, à tort, que la noblesse, ce qui lui a fait perdre son sens original).
La sagesse, c'est donc parfois aussi de ne pas chercher à savoir...
Force
Attaquer les passions à la racine comme le fait l’Église revient, pour Nietzsche, à une agression de la vie à la racine. La première caractéristique de l’Église serait donc d’être hostile à la vie… Pour Nietzsche, l’aspiration chrétienne de la paix de l’âme n’est que renoncement à la grandeur de la vie, car on n’est fécond que riche de contradictions (cf. ying-yang). Ce serait donc la « religion de l’amour » elle-même qui pervertirait l’homme, en posant Dieu en ennemi de la vie…
J’avoue que là, j’ai quelque mal à le suivre…
Sa pensée générale pessimiste apparait peu avant de sombrer dans la maladie (1888) et se résume ainsi : c’est dans ce que notre nature a de sauvage que nous nous rétablissons le mieux de notre perversité, c’est-à-dire de notre spiritualité...
Notons qu’il y a du Rousseau ici…
Nietzsche adore philosopher avec un marteau.
Beauté
La beauté est subjective, un don de la nature qu’aucun dogme ne peut contrecarrer, même au nom d’une utopie égalitaire. C’est un hymne à la vie dans sa grande santé, le surhumain par excellence. Pour Nietzsche (Ainsi parlait Zarathoustra) le parti de la vie est à ce prix : si vous êtes laids, enveloppez-vous du manteau du sublime.
Nietzsche affirme que rien ne serait beau si la contradiction n’était pas devenue consciente d’elle-même, si la laideur ne s’était pas dit “je suis laide”.
Si tant est que les trois premières sont bien des qualités – et nous savons que les opinions ne sont pas toutes convergentes sur ce point – quelle serait donc la quatrième qualité, et pourquoi? "
Une seule se détache à mes yeux : la constance, et c’est en cela que Kant m’est cher.
GLOIRE AU TRAVAIL
De la constance, notre F\ Benjamin Franklin écrit en 1733, dans son almanach du pauvre Richard : Indépendamment de l'amour du travail, il faut encore avoir de la constance.
Plus pragmatiquement, pour Lao Tseu, être constant s'appelle être éclairé, celui qui ne sait pas être constant s'abandonne au désordre et s'attire des malheurs.
Force, vous voyez ? Par contre, qui trop embrasse mal étreint, et c’est là qu’intervient une liberté fonctionnelle, qui n’est pas tributaire que de la quantité de travail, et c’est là qu’intervient le grand Kant et ses trois formes de critiques (critique de la raison pure, pratique et de la faculté de juger).
La VRAIE liberté
Ce n’est pas un simple choix entre diverses formes de servitudes, mais un état d’esprit. Dans la prison militaire où la clique de Boumediene m’a enfermé pendant plusieurs années, j’ai connu certaines périodes, courtes mais tangibles, durant lesquelles je me suis senti plus libre que je ne l’ai jamais été depuis, parce que je parvenais à me convaincre que je voulais que les choses soient ce qu’elles étaient. (Dans Imagine, Lennon chante : it’s easy if you try, mais plus loin, I wonder if you can…)
Je lisais beaucoup, entre autres Nietzsche qui m’apprenait à me préparer à dépasser un certain stade, et Kant, qui, lui, m’apprenait à penser par moi-même, autant que faire se peut, du moins en étant toujours conscient que c’est difficile : la plupart de nos pensées, même revendiquées personnelles, ne le sont pas vraiment, biaisées par des préjugés dont nous ne maitrisons pas vraiment l’évidence et proviennent plus de notre environnement ou de notre éducation, ce qu’un fanfaron comme Sartre rassemble de façon habile et fort bien tournée mais intellectuellement malhonnête, en une théorie existentialiste dont il n’est même pas l’auteur puis – plus difficile encore – comment faire qu’elles le deviennent vraiment et le plus possible, ce qui n’est possible qu’en appliquant le précepte de Socrate et de Delphes – Gnỗthi seautόn – une sorte de conversion intérieure pour devenir un homme libre au sens fort, dont les pensées ne sont le fruit ni de ses passions, ni de ses préjugés ni de ses intérêts.
Voilà, mes BAF, ce que j’espère trouver avec vous, afin de vivre en votre compagnie l’âge des lumières. Alors, j’aurai appris à mourir, comme Montaigne y est apparemment parvenu, si l’on en croit Pierre de Brach, un avocat de ses amis, qui parle d’une mort prise avec douceur qu’il résume ainsi : après avoir heureusement vécu, il est heureusement mort.
Ma conclusion se concentrera dans une phrase pleine de sagesse malicieuse et désenchantée du grand Jean François Revel, bien plus éclairé que son bouddhiste de fils qui concentre son discernement dans sa robe de bonze : La vie est un cimetière de lucidités rétrospectives."
Je termine en vous priant d’excuser ma propension à philosopher à coups de marteau.
Planche du F:. J-C G-P RL:. Fid & Lib
Montaigne Les Essais (diverses éditions)
- Les Essais en français moderne
- Résumé sur le site http://salon-litteraire.linternaute.com
Spinoza
- Œuvres de Spinoza, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1954.
- Œuvres complètes, PUF,
- Michel Onfray, Contre-histoire de la philosophie, t. 3
Les Libertins baroques, Grasset
Nietzsche (divers éditeurs)
- Ainsi parla Zarathoustra
- Crépuscule des idoles
- Ecce homo
- Humain trop humain
- Le Gai Savoir
- Par-delà le bien et le mal
- (Du mauvais usage de Nietzsche) : L’araignée de Henri Toyat
Kant (divers éditeurs)
- Critique de la raison pure
- Fondements de la métaphysique des mœurs
- Critique de la raison pratique
- Critique de la faculté de juger
- La Religion dans les limites de la simple raison
- Vers la paix perpétuelle
- Métaphysique des mœurs
- Kant : Qu’est ce que les lumières ? Texte et analyse Classiques Hatier