Christophe était un ami du Grand Orient de Suisse, et aussi mon ami. Les mots semblent bien vains face à l'implacable réalité.
Un lien naturel et immédiat s'est créé dès la première heure de ma grande maîtrise puisque nous avons été élus Grands Maîtres à 3 mois d'intervalle seulement, en 2016. Ce lien n'a cessé de se renforcer au fil des années.
En 2016, grâce au GOS et au dynamisme de son Grand Chancelier, Christophe Habas avait été heureux de pouvoir rencontrer Jérôme Clément alors président de l'Alliance française. Nous avions partagé des échanges délicieux, sur la défense de la défense de la langue française, les valeurs des Lumières, et leur diffusion dans le monde. Christophe voulait que la Franc-maçonnerie s'engage sur plusieurs chantiers, le culturel n'étant pas des moindres.
En 2017, des FF:. Et des SS:. Balois souhaitant créer une Loge mixte à dimension européenne, par le choix des sujets, la diversité des langues, et l'origine des membres, Bâle étant au carrefour entre la Suisse, la France et l'Allemagne, j'ai contacté Christophe Habas pour lui parler de ce projet qui l'a immédiatement enthousiasmé. Il aimait les idées nouvelles, celles qui rassemblent au delà des frontières et des préjugés, c'était un universaliste convaincu. C'est ainsi que le 2 juillet 2017, Christophe a allumé les feux de ce nouvel atelier du Grand Orient de France, à l'identité et aux origines bien particulières. J'y représentais le Grand Orient de Suisse qui parainait cette création, et dont le premier Vénérable Maître était lui même un professeur de philosophie. Christophe était tellement joyeux, enjoué, positif, sur l'idéal européen, et sur le combat que nous devions mener contre le repli sur soi, le matérialisme, et la course au profit qui écrase implacablement l'humain. Il croyait en une autre Europe, et la Franc-maçonnerie devait y jouer un rôle clef en "recolonisant l'imaginaire". La loge Erasmus était née...
Il nous a honoré de sa présence à plusieurs convents, en particulier le dernier que j'ai présidé en 2019, convent où il est devenu membre d'honneur du Grand Orient de Suisse. C'est le seul à avoir reçu cette marque de considération et d'affection de la part de notre obédience depuis 10 ans.
Christophe Habas nous a aussi honorés de deux conférences à Genève.
Le 1er Avril 2017, sur le transhumanisme, un de ses sujets favoris. Lui qui nous parlait avec tant de passion et d'érudition de ce vieux rêve de vie éternelle, comme s'il savait que son existence serait un jour écourtée...
En 2018, j'avais, aux côtés de Guy Haarscher et Christophe Calame, été conférencier avec Christophe Habas lors d'une croisière maçonnique et philosophique. Partager toute une semaine à quatre, a été l'occasion de conversations passionnantes, sur la nature de notre identité et de notre engagement, mais aussi sur la spiritualité. Les échanges qui nous ont animés nous quatre, nous ont littéralement enivrés. Ivresse d'une complicité partagée, d'un enrichissement mutuel, d'un échange en toute simplicité, spontanéité, comme on peut le vivre trop rarement dans une existence.
Le 10 novembre 2019 pour la clôture de notre convent, il nous fît l'honneur de partager avec moi une conférence publique sur l'intelligence artificielle, lui qui brillait par son intelligence naturelle et qui ce matin-là, inoubliable, a ébloui le Grand Temple de Genève bondé comme jamais.
Enfin, pendant le confinement, à la demande de nos frères portuguais, nous avons donné une conférence en direct sur youtube avec pour thème l'intelligence artificielle, Christophe développant depuis Paris un prisme scientifique, et moi depuis Lausanne une perspective philosophique, tout cela pour égayer l'isolement de nos frères lusitaniens, en traduction simultanée.
Je me souviendrai aussi des visites partagées de vestiges, qu'il commentait avec passion car il était passionné d'archéologie et aimait donner une âme aux vieilles pierres. Je me souviendrai aussi de conversations animées autour d'un café à Genève et Paris sur les arcanes du cerveau, et ses mystères... Passionnant!
Je me souviendrai de moments bien doux en Espagne, car il affectionnait tout particulièrement, comme moi ces ateliers qui avaient choisi une maçonnerie faite d'action et pas seulement de méditation, une maçonnerie qui défend les Droits Humains, la laïcité, la lutte contre les totalitarismes.
Je me souviendrai de son grand bureau à l'Hôpital des quinze vingt où il me recevait parfois pour boire un café et où il me faisait partager son univers de recherche empreint de curiosité infinie et d'humilité devant les mystères de la nature...
Je me souviendrai de ses conseils de lecture, des ouvrages d'Alain Berthoz, notamment.
Je me souviendrai de son sourire, de son regard pétillant, de sa naturelle bonté.
Le Grand Orient de Suisse vient de perdre un des ses membres les plus emblématiques de ce que représente la Suisse, et la franc-maçonnerie en Suisse, être sans jamais vouloir paraître.
La Franc-maçonnerie universelle vient de perdre un de ses membres les plus emblématiques de ce que représente le parcours initiatique, être pétri de curiosité, d'écoute, d'aspiration à l'idéal.
Et moi, je viens de perdre un des êtres pour lequel je puis remercier l'existence, pour peu que cela ait du sens, d'avoir eu l'opportunité d'être un de ses compagnons de route, même pour un bref moment, bien trop bref, mais si précieux.
Antonio Machado disait qu'il n'y pas de chemin, que le chemin se trace en marchant. Mais la route est tellement plus belle lorsqu'on a comme compagnons de voyage des êtres aussi lumineux que toi mon frère, mon ami !
Tu m'écrivais la semaine dernière encore, que tu seras bientôt admis aux soins palliatifs. Qu’on ne peut plus rien contre ton cancer, que tes traces seraient uniquement scientifiques et dans quelques articles du Grand Orient de France. Comme toujours tes paroles étaient pétries d'humilité. Je t'ai répondu que tu serais aussi présent dans nos cœurs pour toujours.
Oui pour toujours, car tu nous auras rendus meilleurs, tout simplement. Une des grandes énigmes qui t'habitaient était le paradoxe entre l'absence de croyance en Dieu, et ton goût pour la spiritualité. Nous avions un projet d'écriture en commun qui allait aborder ce sujet. Ne nous quitte pas avec un sentiment d'inachevé, car comme tu le sais l'œuvre n'est jamais achevée et fait l'objet d'une transmission qui défie le temps.
L'être échappe au périr s'il a un jour aimé.
Alexandre Rauzy
Un ami vient de m’écrire…
Un ami vient de m’écrire qu’il sera bientôt admis aux soins palliatifs. Qu’on ne peut plus rien contre son cancer. Mon ami, vous ne le connaissez pas, peut-être, mais il pourrait être le vôtre. Ou il pourrait être vous. Comme il pourrait être moi.
On sait tous qu’on va partir un jour. On en a du moins une conscience vague. Mais la mort, c’est comme la guerre, plus on la sent loin, moins on se sent concerné. Cette existence va s’arrêter un jour, son existence, celle de mon ami, la mienne, la vôtre, la nôtre...Comme on clôt un roman. Pire comme si on nous le fermait brutalement... Ou bien comme si une panne de courant interrompait le film de notre vie, sans générique de fin, sans l’opportunité d’un dénouement, sans chute, si ce n’est la nôtre...
Je n’ai pas demandé à vivre, je n’ai pas demandé à mourir non plus. On m’a offert une existence que je ne réclamais pas, et sitôt que j’y prend goût, on me la retire. Oui la vie est tragique parce que la seule liberté qui soit mienne est de vivre l’instant présent comme si c’était le dernier. De lui donner sens, pour ne pas que, comble de l’absurde, cette vie offerte, on ne sait par qui, on ne sait pourquoi, soit gâchée.
Le présent est un joyau, mais cette conscience si importante est trop souvent balayée par l’insouciance. Nous ne sommes que des enfants, et c’est peut-être mieux ainsi finalement car cette insouciance nous fait oublier la contingence de l’être.
Et mon ami dans tout ça ? Une intelligence brillante, une culture fascinante, une bonté d’âme admirable, une humilité sans pareille. Tant de qualités humaines, qui m’ont fait m’égarer à le croire immortel. On cherche toujours une logique dans la vie. Les méchants meurent à la fin des films, et le bien est ainsi victorieux sur le mal. Les héros survivent. Et mon ami est un des héros que j’ai la chance de connaître dans ce grand et mystérieux labyrinthe, ou dédale selon les perspectives, de mon existence…
Alors pourquoi lui ? Pourquoi si tôt ? Et que faire si ce n’est lui dire que je tiens à lui et que je ne l’oublierai jamais, tant que ma propre vie durera bien sûr. Il est des êtres tellement lumineux que lorsqu’ils disparaissent ils laissent une part de lumière chez ceux qui ont eu la chance de les rencontrer. On ne cesse de transmettre sans le vouloir même, sans leçon ni tableau, juste en étant soi, tout simplement, pour peu qu’on soit paré de qualités humaines.
Merci l’ami, merci mon frère, d’être ce que tu es. La seule pensée que tu sois encore là, la seule pensée de ce que tu m’as transmis, en toute pudeur et sans même en avoir conscience, devrait me réjouir. Et pourtant, pas suffisamment pour retenir mes larmes.
Les mots de Gaston Berger raisonnent en moi. Le philosophe disait qu’accompagner un ami mourant est une épreuve de solitude. Pour l’ami et pour nous. J’ai beau tenir la main de mon ami qui va mourir, je ne suis pas à sa place. Et je souffre tout autant de sa disparition prochaine que de mon impuissance à partager sa souffrance. « On meurt comme on est né, tout seul ».
« Il pleut dans mon cœur comme il pleut sur la ville » disait le poète, et mes larmes à l’heure où j’écris sont le prix de l’amour. Car s’attacher, c’est s’exposer à souffrir, et être détaché non pas de tout, qui est un signe de sagesse, mais de tous, c’est perdre l’humanité qui nous rend beaux et lumineux comme l’est et le sera à jamais mon ami, dans les arcanes de ma conscience et de mon cœur.
Bon, cela m’a fait du bien d’écrire ces quelques lignes, mes amis, mes larmes ont séché, vous savez ces larmes qui ravinent sur nos joues d’enfant et qui salent nos lèvres ? On y goûte l’amertume de la vie et la valeur du lien…
Alexandre Rauzy