Trois années après avoir publié ce beau témoignage, j'ai eu la chance de l'écouter vivant, dit. Miraculeusement, le texte que j'avais lu jadis devint un nouveau récit. En présence de l'emotion, du vivant, j'ai cru sentir ce que c'est monter l'Everest, faillir, renoncer à tout sauf la volonté de rester vivant, renoncer les ambitions du "moi" laisser murir les années, revenir, recommencer, vaincre, mais surtout comprendre la vérité nietzschéenne qu'on ne peut jamais - au plus haut de nos sommets atteints - dépasser autre chose que nous-mêmes. (Réd)
Regarder l'Everest en face!
Depuis hier matin, au départ du camp VI à 8200m, nous n’avons ingurgité qu’une gamelle de thé et quelques sachets de miel, nous contentant également de deux sacs de couchages et d'une seule bouteille d’oxygène pour trois. Tour à tour nous réchauffons nos chaussures en cuir à l’aide de l’unique réchaud, timide falot lumineux de cet univers sombre. Malgré la tension, le choix n'est pas équivoque : vivre ou bien mourir.
Tentant de nous tenir éveillés, nous discutons des options du lendemain : rebrousser chemin, continuer ? Il nous reste encore quelques forces, mais Qomolangma est un géant. Entre deux bourrasques je me laisse aller à penser que ma vie ne vaut pas un sommet. Capable de redescendre seul et de me battre jusqu'au bout, je ne continuerai que si les conditions sont favorables : il y a d'autres montagnes à gravir, d'autres défis à relever.
Un coup terrible secoue la tente, le vent redouble de force et la neige commence à s’infiltrer par les micro déchirures dues au frottement du tissu sur le rocher. Il doit être deux heures du matin : J’ai froid aux pieds et je pense à ceux qui sont en bas dans les différents camps. Je suis le plus jeune, le moins expérimenté et j’ai joué au sherpa pendant les trois quart de l'expédition. Et Michel à quoi pense t-il ? Je le traitais de fou à Lhassa, lorsqu’il s'échappait de nos résidences surveillées, la nuit, pour transmettre les messages de réfugiés tibétains en France. Me croit-il fou maintenant ? J’ai seulement échappé à la logique rationnelle d'un savant calcul pyramidal. Ceux qui devaient être en bas sont en haut. C’est la loi de l'altitude. Tiens ! Je ne sens plus mon pied gauche, le froid inexorable qui traverse nos tapis de sol de première génération me glace les veines. Cramponné et frissonnant, je tente de ne pas me laisser impressionner par le bruit de cette turbine géante. Quand le vent semble avoir pitié de nous et secoue notre toile de manière plus régulière, je laisse mes pensées s'échapper. Nous sommes partis depuis cent jours et arrivés tôt, trop tôt, au camp de base. Des températures de -I5°C le jour, -25°C la nuit, ont décimé les grimpeurs et nous avons passé plus de temps à tousser et à grelotter qu'à porter des charges et équiper. Je me souviens de ces premières nuits à 6500m, de ces maux de tête insupportables et de ces redescentes en catastrophe, de ces doutes à seulement imaginer atteindre 7000m. Vingt six jours à 6500m à attendre l'hypothétique venue d'un compagnon de cordée ! Je me sentais insensé dans ce camp de base avancé, le visage brûlé par un soleil omniprésent et le walkman vissé dans les oreilles à écouter Supertramp. J'avais failli partir seul, le beau temps me tendant les bras, mais, fort dans mes chairs et pas dans la tête, j’avais peur de la solitude, peur de la montagne, peur de mes doutes.