J’ai l’intention de vous présenter ce que je considère comme l’essentiel du Rite Français sous la forme de douze fiches. Chacune d’elle résume un aspect du Rite : son histoire, sa symbolique, ses spécificités, son état d’esprit.
Il va de soi que ces fiches n’épuisent pas le sujet mais la relative brièveté de mon propos vous permettra de soulever les questions qui vous tiennent à cœur et auxquelles je ferai de mon mieux pour vous répondre.
En Suisse, il n’en va pas du tout de même. Sur les 137 Loges maçonniques des 5 Obédiences nationales, 6 seulement travaillent au Rite Français : deux à la Grande Loge Suisse Alpina (une à Genève et une à Zurich), une à la Grande Loge Mixte de Suisse (à Genève) et trois au Grand Orient de Suisse (deux à Genève : Mozart et Voltaire et Le Labyrinthe, et une à Clarens : Phoenix). Ajoutons que des Loges d’obédiences étrangères mais établies à Genève comme La Fraternité (GODF), L’Amitié (Lithos CL) ou Equilibre et Prospective (GLMF).
Ce Rite est inconnu dans les pays anglo-saxons, dans les pays germaniques et dans les pays scandinaves.
Durant la première moitié du 18e siècle, en Angleterre où elle est née, la Franc-Maçonnerie ne connaissait qu’un seul Rite. Il ne portait aucun nom puisqu’il était le seul.
A partir de 1754, des Maçons irlandais émigrant en Angleterre, sous l’impulsion de Laurence Dermott, y importent leur propre Rite. Il diffère à plusieurs égards du Rite pratiqué en Angleterre : inversion des colonnes, des Surveillants, des mots sacrés, mais aussi distinction entre de grandes et petites lumières, les grandes étant la Bible, l’équerre et le compas et les petites, les piliers sagesse, force et beauté.
Le Rite anglais ne comptait que trois lumières : le soleil, la lune et le maître en chaire, représentés par les trois piliers positionnés aux angles nord-est, sud-est et sud-ouest alors qu’au Rite importé d’Irlande, les piliers sont disposés aux angles sud-est, sous-ouest et nord-ouest. La première disposition est de type héliocentrique, la seconde de type géocentrique. En outre, le Rite importé d’Irlande s’avère nettement plus religieux notamment par la présence de plusieurs prières et la prééminence de la Bible considérée comme la plus importante des trois grandes lumières.
Ce conflit durera 60 ans, de 1754 à 1813.
Avant 1813, le prince Augustus Frederick Duc de Sussex (1773-1843), était Grand Maître des « Moderns » et son frère, le Prince Edward Duc de Kent (1767-1820) était Grand Maître des « Ancients ».
En 1813, c’est le Duc de Sussex qui devient le premier Grand Maître de l’Obédience résultant de l’union des « Moderns » et des « Ancients » sous l’appellation de Grande Loge Unie d’Angleterre mais le Rite Emulation (fixé en 1823) et qui est issu de cette union est inspiré essentiellement du Rite des "Ancients". Le Rite des « Moderns » a dès lors totalement disparu en Angleterre. En revanche, il demeure en usage en France où il avait été instruit et traduit par des émigrés anglais. Dès lors, en France (et en Belgique) ce Rite des « Moderns » prend le nom de Rite Moderne ou Rite Français.
Ainsi dérivent des « Ancients »: le Rite Emulation, le Rite d’York, le Rite Ecossais Ancien et Accepté et le Rite de Memphis-Misraïm tandis que dérivent des « Moderns »: le Rite Ecossais Rectifié, le Rite de Schröder ainsi que toutes les variantes du Rite Français.
Parmi les caractéristiques du Rite Français nous relevons l’emplacement des colonnes J à gauche en entrant et B à droite, les deux Surveillants placés à l’Occident : le Premier Surveillant au pied de la colonne B et le Deuxième au pied de la colonne J. Le mot sacré du premier degré est Jakin et celui du deuxième degré est Boaz. Contrairement au Rite écossais Ancien et Accepté qui n’a pas de mot de passe au premier degré (considérant que le profane vient du monde profane et ne dispose donc pas d’un mot de passe) le Rite Français a Tubalcain au premier degré. C’était le cas, très brièvement du Rite Ecossais Rectifié mais pour une raison que nous ignorons, son fondateur, Jean-Baptiste Willermoz, l’a remplacé par Phaleg.
Le Rite Français de référence, tel qu’il a été fixé par le GODF (la dernière version date de 2018) a rendu facultatifs la présence du tableau de Loge et des trois piliers mais impose, s’ils sont présents, leur positionnement NE, SE et SO. Ce positionnement, qui est celui de la Maçonnerie des origines, n’existe qu’au Rite Français.
Contrairement aux Rites anglo-saxons et au Rite Ecossais Rectifié, le Rite Français, à l’instar du REAA a recours au cabinet de réflexion avec les symboles qui s’y réfèrent dont le soufre et le sel, emblèmes de la mort se référant à la destruction de Sodome et Gomorrhe et non à la triade alchimique sel, soufre et mercure qui est une création de Maçons occultistes comme l’est aussi l’introduction du VITRIOL que nos prédécesseurs ignoraient. En revanche, parmi les inscriptions, la devise Vigilance et Persévérance est une spécificité du Rite Français mais elle sera empruntée plus tard par d’autres Rites.
Les épreuves par les éléments au cours des trois voyages du premier degré est une référence à la terasomia d’Empédocle d’Agrégeante. Elles sont inexistantes aux Rites anglo-saxons et le Rite Ecossais Rectifié procède au voyage par la terre au troisième voyage mais ignore l’épreuve de l’air conformément aux « principes spiritueux » de Martinès de Pasqually l’une des sources, avec la Stricte Observance Templière, de ce Rite.
La marche du Rite Français, comme du Rite Rectifié et du Rite de Memphis-Misraïm s’exécute en partant du pied droit.
La sagesse, la force et la beauté ne sont pas des lumières au Rite Français mais des piliers qui soutiennent la Loge et qui n’ont pas d’existence physique. Les trois candélabres ne représentent donc pas la sagesse, la force et la beauté mais le soleil, la lune et le Maître de la Loge.
La Bible, l’équerre et le compas ne constituent pas un ternaire au Rite Français.
Par la suite on a pris l’habitude, sous l’influence d’autres Rites, d’associer l’équerre et le compas à un livre blanc ou aux Constitutions de l’Obédience ou, plus rarement, à la règle. Mais pas à la Bible. En effet, celle-ci se réfère à une vérité révélée qui n’a pas sa place dans une Franc-Maçonnerie qui revendique la liberté absolue de conscience. Relevons que les Loges au Rite Français de la Grande Loge Nationale Française qui s’inscrit bien entendu dans la dépendance de la Grande Loge Unie d’Angleterre ont réintroduit la Bible comme ce qu’elle comme étant la principale des « trois grandes lumières ».
On peut l’expliquer aisément. Pour le tableau de Loge premièrement, les Loges d’aujourd’hui disposent d’un matériel visible contrairement aux salles d’auberges à l’aube de la Maçonnerie. On y trouve toute la symbolique des grades dans l’espace du Temple : soleil, lune, voûte étoilée, colonnes J et B, pierre brute, pierre cubique, marches, etc. Le tableau central peut donc être considéré à juste titre comme un doublon.
On ne le répétera jamais assez : dans la Maçonnerie d’origine, c’est-à-dire celle des « Moderns » (et le Rite Français, historiquement, est le plus ancien Rite maçonnique comme on l’a souligné), on ne connaît pas de grandes et de petites lumières mais seulement trois lumières représentées par les bougies des angles NE, SE et SO de la Loge.
Les concepts de sagesse, force et beauté ne sont donc pas des lumières au Rite Français.
Cette évolution n’est presque jamais soustractive. A quelques exceptions près on ne simplifie pas un Rite, mais on le complexifie par l’ajout d’éléments empruntés au fil du temps à d’autres Rites. C’est indiscutablement l’immense extension géographique du REAA depuis sa fondation en 1804, qui a exercé la plus grande influence sur d’autres Rites qui lui ont fait des emprunts parfois dommageables, parfois peu significatifs. On considère souvent ces emprunts sous un regard très critique et il n’est pas rare d’entendre parler de contamination. Concernant le Rite Français, elle est particulièrement significative dans la version de ce Rite en usage en Belgique. Mais en France aussi, au fil du temps, le Rite Français a subi de nombreuses variantes voire des altérations, cependant suivies d’un retour considéré comme salutaire.
Beaucoup d’éléments symboliques passent à la trappe et les Loges ressemblent beaucoup à des sociétés de pensée laïque et anticléricale si bien des Frères quittent alors le GODF pour rejoindre la Grande Loge de France qui ne pratique quant à elle que le REAA.
A la fin des années soixante, sous l’impulsion du Frère René Guilly, des Loges du GODF adoptent le Rite Français tel qu’il figure ans le Régulateur de 1785 et ce Rite des origines, réanimé, prend le nom de Rite Français Rétabli ou Rite Français de Tradition. Il existe donc schématiquement trois Rites Français aujourd’hui: le Rite Français Groussier (Rite officiel du GODF) pratiqué par la majorité des Obédiences françaises, le Rite français Rétabli ou de Tradition et enfin le Rite Français belge (appelé Rite Moderne) en usage au GODB et à la GLB.
Pour ce qui concerne le Rite Français, on peut citer parmi les auteurs les plus qualifiés Ludovic Marcos, Pierre Mollier, Cécile Revauger, Alain Bauer et Roger Dachez.
Le Rite Français résulte en effet dans la droite ligne du Siècle des Lumières au sens français du terme, ce qui est très différent de l’Enlightenment anglo-saxon et de l’Aufklärung germanique. Il est laïc, il est humaniste, il est progressiste et républicain en ce sens qu’il ne reconnaît pas la sacralité des titres et des fonctions. Il respecte toutes les conceptions métaphysiques mais n’en proclame aucune. Il ne connaît aucun « Livre sacré ». Il ne connaît aucun dogme. Le concept de révélation est exclu de la Loge et les prières en sont bannies contrairement aux Rites issus des « Ancients ».
Pour le Maçon du Rite Français, toute activité maçonnique s’enracine dans l’émancipation de ses membres avec pour seul moyen d’y parvenir la liberté absolue de conscience.
Le Rite Français est par excellence celui qui convient le mieux à un Maçon progressiste, laïc, humaniste, et républicain. Il existe d’autres Rites qui correspondent mieux à des Maçons qui se situent dans une perspective religieuse ou dans une perspective de type occultiste. Mais, à l’exception du Rite Français en usage dans des Obédiences inféodées à la Grande Loge Unie d’Angleterre, comme la Grande Loge Nationale Française ou la Grande Loge Suisse Alpina, le Rite Français est, par sa nature même, éloigné de toute référence religieuse. Il est aussi éloigné de toute référence occultiste.
On peut considérer qu’une Maçonnerie de type anglo-saxon (Rite Emulation et Rite d’York principalement), qui ignore tout de la pratique des planches en Loge (d’où l’inexistence du plateau d’orateur) est une société hautement ritualisée qui n’exécute que ce que l’on appelle dans les Eglises un « liturgie » et où il ne peut pas exister de discussion autour d’un thème, de quelque nature qu’il soit.
Les Rites qui nous sont plus familiers comme les Rites Français, Ecossais Rectifié, Ecossais Ancien et Accepté, Memphis-Misraïm, Ruchon ou Schröder, correspondent davantage au concept de société de pensée dans un contexte ritualisé. Le Rite Français est celui qui, considéré dans une perspective historique, répond sans doute le mieux à l’état d’esprit de la Maçonnerie des Lumières au sens français du terme davantage qu’au sens de l’Enlightenment anglais ou de l’Aufklärung allemand.
L’article premier de la Constitution du Grand Orient de France (Obédience cependant multirites) résume parfaitement cet esprit des Lumières.
Je cite :
« Institution essentiellement philanthropique, philosophique et progressive, la Franc-Maçonnerie a pour objet la recherche de la vérité, l’étude de la morale et la pratique de la solidarité.
Elle travaille à l’amélioration matérielle et morale, au perfectionnement intellectuel et social de l’humanité.
Elle a pour principes la tolérance mutuelle, le respect des autres et de soi-même, la liberté absolue de conscience.
Considérant les conceptions métaphysiques comme étant du domaine exclusif de l’appréciation individuelle de ses membres, elle se refuse à toute affirmation dogmatique.
Elle attache une importance fondamentale à la Laïcité.
La Franc-Maçonnerie a pour devise : Liberté, Égalité, Fraternité. »
Le Rite ou Régime Ecossais Rectifié codifié en 1783 au Convent de Willelmsbad, compte trois degrés bleus et trois degrés supérieurs.
Le Rite Ecossais Ancien et Accepté fondé à Charleston en 1801 compte 33 degrés soit 30 degrés au-delà des degrés bleus.
Au Rite de Memphis-Misraïm, établi dans sa forme actuelle en 1961 par Robert Ambelain, tous les records sont battus avec un total de 98 degrés dont 85 sont donnés par communication.
Le Rite Français, outre les trois degrés de la Maçonnerie bleue, comporte quatre « Ordres de Sagesse » fixés en 1785 sous l’impulsion d’Alexandre-Louis Roëttiers de Montaleau. Ces Ordres de Sagesse, jadis appelés Ordres Supérieurs, sont numérotés comme suit : 1er Ordre ou Elu Secret, 2e Ordre ou Grand Elu Ecossais, 3e Ordre ou Chevalier d’Orient et 4e Ordre ou Souverain Prince Rose-Croix.
Dans chacun des Rites pourvus de degrés au-delà du degré de Maître, on relève une étanchéité absolue entre les degrés bleus et les degrés suivants. Au Rite de Schröder et au Rite Ruchon, il n’y a d’autres degrés que ceux d’Apprenti, de Compagnon et de Maître. Cependant, les Maçons de ces Rites, comme tous ceux de n’importe quel autre Rite maçonnique sont libres d’adhérer à un système de hauts grades (appelés « side degrees » ou « degrés annexes » en Grande-Bretagne) différent de celui des degrés bleus qu’ils pratiquent.
Jacques Herman
Définition de la Franc-Maçonnerie par Georges Serignac, Grand Maître du Grand Orient de France
in: « L’Humanité » 28 octobre 2022
La franc-maçonnerie est un objet complexe qui agrège plusieurs éléments apparemment éloignés. C’est un espace de liberté d’expression, un lieu de réflexion, de construction de la pensée, qui utilise une méthode particulière, certes initiatique, mais surtout faite d’écoute, d’échange, de respect de la parole de l’autre.
C’est aussi un lieu de convivialité, de sociabilité, dont l’un des piliers fondateurs est la solidarité. Toutes ces dimensions se mettent au service de valeurs nées des Lumières au XVIIIe siècle, qui substituent la raison à la croyance, et seront source un siècle plus tard de la liberté absolue de conscience, et, finalement de l’idée républicaine avec « Liberté, Égalité, Fraternité », la devise commune à la République et au Grand Orient de France.
Bibliographie sommaire
Roger Dachez, L’invention de la Franc-Maçonnerie, Ed. Vega, 2008
Ludovic Marcos, Histoire du Rite Français au XVIIIe siècle, Editions Maçonniques de France, 2017
Ludovic Marcos, Histoire du Rite Français au XIXe siècle, Editions Maçonniques de France, 2016
Alain Bauer et Gérard Meyer, Le Rite Français, Que Sais-Je? N°3018, PUF, 2012
Roger Dachez, Histoire de la Franc-Maçonnerie Française, Que Sais-Je? N°3068, PUF, 2011
Alain Bauer et Pierre Mollier, Le Grand Orient de France, Que Sais-Je? N°3607, PUF, 2012
Guy Chassagnard, Le Memento de l’Apprenti Franc-Maçon au Rite Français, Ed. Segnat, 2019
David Stevenson, The Origins of Freemasonry, Cambridge University Press, 2010
Ludovic Marcos, Histoire Illustrée du Rite Français, Dervy, 2012
Maurice Bouchard et Philippe Michel, Rit Français d’origine 1785, Dervy, 2017
Alain Mucchielli, Vade-Mecum du Rite Français, Ed. de la Tarente, 2019
Cécile Révauger et Ludovic Marcos, Les Ordres de Sagesse du Rite Français, Dervy, 2015
Pierre Mollier, Le Régulateur du Maçon, Dervy, 2018
Pierre Mollier, Les Hauts Grades du Rite Français, Dervy, 2018