Avec cet article, un vrai texte de philosophie maçonnique, nous commençons la série dédiée en mai et juin 2016 à nos choix de la spiritualité. Y a-t il vie spirituelle sans religion? L’humanisme laïque qui glorifie l’Homme, sa raison, et l’élévation vers la Divinité, si différents dans leurs certitudes, peuvent-ils se relier en harmonie dans leur recherche de vérité, de même que le carré mosaïque réunit le blanc et le noir ? Ou mieux ?
Ce fut-là mon trouble initial, lorsqu’une voix amie, un frère du Grand Orient de Suisse, m’invita à relier la Franc-Maçonnerie et la spiritualité humaniste et laïque, en sortant, si nécessaire, me dit-il, des chemins battus. Le contexte ? Une réflexion et des articles sur la spiritualité en F:.M:. et celui «d’un débat honnête» qui «réunit ce qui est épars», mutuellement respectueux d’au moins deux courants apparents parmi nous : la spiritualité « d’adhésion au divin » et la spiritualité laïque, (…) en rêvant de «ce débat comme partie d’une collection de textes de référence (…) qui offrirait au jeune maçon du G:. O:. S:. des repères éventuels »
Perplexité, car ce mot de spiritualité déclenche en moi un certain sentiment de défiance. Le thème rebondit, en effet, souvent, dans le travail en loges, comme un sujet-emplâtre que l’on choisit, faute de mieux.
Ensuite, comme un serpent de mer, l’idée émerge régulièrement qu’une conception ou une philosophie humaniste et laïque est nécessairement dépourvue de spiritualité. Une idée, une opinion qui fut, un temps long, dominante en Europe à l’époque où la religion monopolisait la vie spirituelle, soutenue, en cela, par le pouvoir civil. Une opinion qui prend aujourd’hui encore son envol, comme des bulles de savon, dans des pouvoirs et des croyances érigées en dogmes ou dans la lecture littérale des textes religieux sacrés. Des pouvoirs et des croyances qui souhaitent ainsi assurer l’exclusivité et la primauté de leurs valeurs morales.
Sentiment de défiance, enfin, né de la grande difficulté que nous éprouvons, aussi en franc-maçonnerie, à surmonter la bipolarité, le raisonnement manichéen, le blanc et le noir de notre pavé mosaïque. Sans se rendre compte que l’Homme est un Univers. Ce discours bipolaire, nos loges en sont, malheureusement, souvent imprégnées. Non seulement sur la spiritualité, confondant primat et primauté de l’esprit, confrontant spirituel à matérialiste ou athée, mais aussi sur l’équilibre et l’unité entre le chemin d’intériorité et l’action.
Colette Nys-Mazure, poétesse, écrivaine de langue française, ranime spontanément le sens de cette unité. Le mot spiritualité, dit-elle : « j’y vois une flamme, celle qui se dégage du bois. Pierre Reverdy, un poète français contemporain a écrit : La poésie est à la vie ce que le feu est au bois. La spiritualité, c’est tout ce qui ne renie pas la vie charnelle, mais l’enflamme » [2]
En réponse à la voix amie, j’ai donc accepté cette prise de parole et d’écriture. Une spiritualité humaniste et laïque que je qualifie de fondatrice de la F:. M:. dans ses premières décennies de vie et dans le courant de pensée qui en est l’héritier de nos jours. Mais, cette prise de parole est une prise de risque. Prise de risque, car la parole est toujours un risque pour «l’union de ce qui est épars» dans la mesure où, par honnêteté intellectuelle, elle interroge sur ce sujet les failles internes de l’Ordre maçonnique et les ruptures entre l’Ordre et la réalité du monde. C’est la raison pour laquelle le titre de mon écrit évoque, en surplomb du sujet, avec un point d’interrogation, une ou des maçonneries ?
Le lecteur, la sœur et le frère y réfléchiront.
LES POINTS DE REPÉRÉS D’UN PATRIMOINE COMMUN… ET SPÉCIFIQUE.
La spiritualité est source de liberté. En ce sens, elle est un patrimoine commun à toute notre Humanité. Elle est, surtout en franc-maçonnerie, comme l’a si bien décrypté notre F:. Marcel BOLLE de BAL , un projet de reliance [3]. Un projet qui consiste à créer ou rétablir des liens entre acteurs sociaux pour surmonter les phénomènes de déliance ou de rupture des liens humains essentiels, dans nos sociétés.
Mais, en observant notre quotidien, ce projet de reliance peut dépasser le seul lien humaniste aux autres pour l’englober à un Autre dans des croyances et des dogmes, établissant, notamment, dans leur orthodoxie et leur vision radicalisée, un risque majeur de déliance de l’humanité. Un risque majeur de contraste, de différence, entre les hommes, entre ceux qui se revendiquent d’un système clos de croyances, de vérités et d’un temple achevé et les autres. Parmi ces autres, ceux qui réfléchissent sous une voûte étoilée, dans un Temple inachevé. Notre époque est le témoin quotidien de ce contraste.
Mais soyons objectif, il en est de même dans « des maçonneries » qui, sur base de «traditions invoquées» comme des lois intemporelles, «d’exclusives,» «d’exclusion», mettent en place des murs dans la spiritualité initiatique et se dérobent à l’idée de jeter des passerelles.
La conception humaniste et laïque de la F:. M:. c’est illuminer ce projet de reliance aux autres, qui se veut sans exclusives, sans exclusion. Elle est fondée sur plusieurs repères du Temple en construction. Dans les limites de cet article, nous les effleurerons, de façon sommaire. Mon choix personnel porte sur quatre d’entre eux : l’autonomie de la raison et son lien avec le sensible, la spiritualité transmise par une société initiatique et son unité, le libre examen, et, enfin - sans doute l’un des points les plus délicats - le rapport entre Liberté et Vérité. Ces quatre repères qualifient l’existence de plusieurs maçonneries, et aussi leur proximité ou leur éloignement du « Centre de l’Union de l’Ordre » voulue et recherchée par ses Fondateurs, au XVIIIe siècle.
L’HÉRITAGE COMMUN : L’AUTONOMIE DE LA RAISON ET LE SENSIBLE.
La généalogie de la F:. M:. puise à différentes sources. Comme le montre Jean Somers [4] dans ses libres réflexions, nous assistons à l’union de quelques précurseurs, érudits, théologiens, hommes de sciences, philosophes qui tentent d’établir un espace de liberté, un projet humaniste, de tolérance et d’amitié. Ces hommes recueillent eux-mêmes de la Renaissance, l’héritage d’un extraordinaire mouvement d’unification, culturel, littéraire et scientifique en Europe, pour le reverser dans cet esprit des Lumières qui se diffusera et marquera profondément le XVIIIe siècle et ses révolutions.
Ces Lumières constitueront ainsi le second mouvement d’unification de l’Europe. Imaginez simplement la force, mais surtout les obstacles phénoménaux à surmonter, lorsque l’historien Paul Hazard nous rappelle que : «A une civilisation fondée sur l’idée du devoir, les devoirs envers Dieu, envers le Prince, ils (les nouveaux philosophes) ont essayé de substituer une civilisation fondée sur l’idée de droit : les droits de la conscience individuelle, les droits de la critique, les droits de la raison, les droits de l’homme et du citoyen» [5] .
Tout est dit dans cette citation. Mais, gardons toujours à l’esprit que la remise en cause des Lumières naît pratiquement au même moment, pour contester la libération de l’individu par la raison [6] et se prolonge de nos jours.
Divers courants, porteurs de ces Lumières, confluent vers une audience, celle de la Royal Society. Jean Somers [7] nous rappelle ainsi que l’examen des registres révéla que (…) « 47 membres de la Royal Society étaient francs- maçons et membres des 20 loges présentes en Angleterre entre 1723 et 1725. Ce nombre passa rapidement à 80 francs-maçons sur les 250 membres de la Société». Cette présence de la Royal Society se « maintiendra durablement entre 1719 et 1743, avec 13 Grands-Maîtres de la Grande Loge de Londres sur un total de vingt-deux. Deux membres de la Société joueront un rôle-clé : (…) Locke et sa conception de la tolérance et du « Centre de l’Union » et Jean-Théophile Désaguliers dans le rôle de bâtisseur du projet de F:. M:. spéculative.»
Cet héritage, la mouvance humaniste et laïque de la F:. M:. l’assume avec force aujourd’hui, dans ce que Todorov [8] désigne comme l’autonomie de la raison et l’émancipation, la finalité humaine de nos actes et l’universalité. L’autonomie de la raison, nous dit-il, sous sa facette de « libération » par rapport aux normes imposées de l’extérieur et d’élaboration de normes définies par et pour nous-mêmes. Réfléchir, « penser par soi- même », avec comme conséquence le rejet de toute tutelle, en premier lieu de la tutelle de nature religieuse. « La religion sort de l’Etat, sans quitter l’individu. Conséquence sur le plan politique où le peuple »(…) « prend en main son destin » : l’origine du pouvoir est humaine et non divine. » La connaissance, l’enseignement, le libre examen, forment la méthode et les outils d’appréhension des réalités.
La finalité humaine de nos actes est son versant humaniste. L’homme doit donner un sens à son existence terrestre. S’étant émancipé, cette liberté nouvelle n’est pas totale, sans limites. Elle intègre des exigences visant à établir plusieurs systèmes de régulation de la vie en société. Un premier système est précisément la finalité humaine de nos actes. L’Homme est au cœur du dispositif ; la pensée des Lumières est bien un humanisme » ou comme le précise Todorov un « anthropocentrisme » (…) Dans une vie humaine, le salut est remplacé par la recherche du bonheur. Le bien-être des personnes, des citoyens est l’objectif que doivent se fixer les États. Second système régulant cette liberté : « les hommes jouissent, de par la nature humaine, de droits inaliénables. C’est l’héritage du droit naturel, amplifié par les Lumières, qui place auprès des droits spécifiques dont disposent les citoyens dans leur société particulière, des droits communs à tout être humain. »
Enfin, l’exigence d’universalité, « à partir de ces droits identiques, inaliénables que possèdent tous les êtres humains. L’exigence d’égalité devant la loi, mais aussi l’égalité reportée à l’ensemble de ces « Droits de l’Homme » en est la suite logique. « Cette demande d’égalité » dit Todorov, «permet d’engager des combats qui se poursuivent de nos jours ».
Il s’agit bien là d’une véritable révolution portée par les Lumières du XVIIIe siècle. Mais, avec elles, naissent aussi des questions nouvelles sur la raison et le sensible. Comme l’écrit Marcel Gauchet [9], la légitimité bascule certes de l’offre de sens vers la demande de sens, mais en même temps que les Lumières rendent la liberté à la conscience individuelle, elles placent cette même conscience devant sa solitude et sa responsabilité. Il faut « éviter deux excès : exclure la raison, n’admettre que la raison » (Pascal). Une phase où apparaît l’idée d’un manque, d’un autre pôle, différent, qui se situe en miroir par rapport à ce que la raison, l’expérience, la connaissance nous ont apporté. Cette autre face du miroir éclaire notre environnement, en constatant que ce que la raison, la science nous fournissent, ne suffit plus à assurer les équilibres, les harmonies, au niveau de l’individu, au niveau de la société. « L’individualisme possède une face illuminée et claire : ce sont les libertés individuelles, les autonomies, les responsabilités. Mais il possède une face sombre : la montée des angoisses, la solitude, l’atomisation. » (Edgar Morin)
SPIRITUALITÉ INITIATIQUE : LE CHEMIN D’ INTÉRIORITÉ ET L’AGIR.
La franc-maçonnerie est un ordre initiatique, au même titre que d’autres sociétés initiatiques. Cela ne leur confère pas une forme de primauté. Une initiation est une naissance, un début, un commencement, une genèse, un berceau, une origine. Elle se retrouve également dans les religions, par divers sacrements.
Ce qui nous intéresse ici, c’est la spiritualité propagée par des sociétés initiatiques, en partant d’un livret, d’un script, qui fut ou est aujourd’hui délibérément conçu ou reconstruit par des hommes et des femmes, sans référence obligée à une trame transcendantale ou religieuse. C’est bien le cas, par exemple, des associations compagnonniques, où la trame se situe dans le Travail, le chef-d’œuvre à réaliser.
La spiritualité humaniste et laïque de la F:. M:. est largement fondée sur le rite de référence des premiers francs-maçons, dit rite des « Moderns ». Un rite dépouillé et centré sur la spiritualité de la construction et le symbolisme particulier des outils de la construction. Le franc-maçon y puise le libre examen et son libre-arbitre. Plusieurs rites maçonniques, dans leurs multiples variantes, en conservent l’essence et la demande de sens. D’autres s’en écartent.
Cette spiritualité de la construction se décline surtout par son unité. Une unité entre le chemin de l’intériorité - une démarche de construction de soi-même - et la construction du temple de l’humanité. L’intuition profonde de cette unité réside dans une oscillation entre ces deux versants, et l’obligation, dès lors, d’améliorer le monde réel dont nous faisons partie.
Cette spiritualité de la construction, son unité, est certes commune à un éventail de loges et d’Obédiences dans le monde, mais pas à toutes. Un phénomène croissant, relativement récent en franc-maçonnerie - que l’on observe aussi dans les croyances- est pour l’individu ou un groupe de se constituer, sur d’autres bases [10], de nouveaux espaces de convivialité et de spiritualité, en retrait, protégé d’un monde extérieur que l’on saisit de plus en plus mal.
Ce monde en évolution constante – n’offrant plus de repères pour certains - a accentué l’implosion du cadre traditionnel, territorial et culturel des religions et des spiritualités initiatiques. On y observe des individus, des groupes humains rechercher, mettre en évidence, dans la mémoire de leur spiritualité, ce qui en constitue l’essence, le caractère sacré ou le singulier. Cette perte de repères inquiète, diffuse une angoisse et un repli identitaire pour lequel les religions, et ces espaces de spiritualité initiatique, deviennent des refuges de cette même identité.
C’est la crainte qu’exprimait la poétesse Colette Nys-Mazure, lorsqu’elle répondit à la question de savoir si le chemin vers la spiritualité était avant tout un chemin d’intériorité ? « Oui, répondit-elle, je le pense. Mais attention au mot intériorité. Il peut être dangereux, car il signifie parfois repli sur soi, frilosité, peur de l’autre, voir intégrisme… (…) Intérieur me fait peur (…) Je me méfie de ceux qui sont trop pris par la contemplation. Il faut un juste équilibre. J’aime la contemplation et l’action. Le flux et le reflux. »[11]
Comme le précise Frédéric Lenoir en parlant des religions, la libre circulation des idées, des marchandises, des hommes, fait qu’aujourd’hui : « ce ne sont plus les religions qui imposent une foi et une morale à partager par l’ensemble des membres de la société, mais bien les individus qui viennent chercher dans les religions ce dont ils ont besoin. De norme collective stricte, la religion devient matière à option (…). Une religion à la carte ? Cette crise est d’autant plus forte pour les Institutions religieuses qui détenaient ou détiennent un quasi-monopole du sens dans la Société. »[12]
Comme Lenoir, nous pourrions poser la même question : une franc-maçonnerie à la carte ? La multiplication de loges, souvent éphémères, le retrait exclusif sur le chemin d’intériorité, le nombre exponentiel de micro-obédiences qui naissent, vivotent, disparaissent, la présence de traditions et de rites aux antipodes les uns des autres, font en sorte que maintenir vivant ce qui fut le message initial des Fondateurs de la franc-maçonnerie – « le Centre de l’union » et « l’union de ce qui est épars »– devient un défi permanent. Il faut éviter que des SS:. et des FF:. restent confinés dans l’image que leur renvoyait le miroir, lors d’une initiation ou d’un passage. Leur crainte aujourd’hui est d’aller au-delà du miroir.
LIBRE EXAMEN
Il forme le troisième repère d’une spiritualité humaniste et laïque de la Franc-maçonnerie. Il est indissociable de la liberté du franc-maçon. Celle aussi d’exercer son libre-arbitre, d’être à l’origine et responsable de ses actes.
Dans sa genèse, au sein d’un protestantisme tardif des XVIIe et XVIIIe siècles, le libre examen est conçu comme un rejet du magistère de l’Église, en mettant en place un critère autonome de jugement, rejetant toute autorité extérieure, qui puisse déterminer nos croyances et nos convictions. L’homme, se dégageant de l’argument d’autorité, parvient, selon la méthode, à s’extraire des préjugés, de son éducation traditionnelle, pour accéder à des idées universelles et intemporelles sur la nature, mais dont la vérité reste déterminée par le divin. « Une telle théorie de la connaissance se situe encore dans le prolongement d’un conception théologique, car s’il ne s’agit pas d’une révélation particulière, la lumière naturelle est néanmoins divine, ce qui garantit la vérité des évidences » (…) elle se situe dans une perspective théologique, avec la seule différence que le livre de la nature s’interpose entre Dieu et les hommes. C’est grâce à la nature que Dieu communique avec les hommes et leur fait connaitre son message. Tant dans l’empirisme que dans le rationalisme du XVIIe siècle, l’homme ne peut que s’incliner devant ce que Dieu lui enseigne »[13].
La franc-maçonnerie naissante de 1717, et pour plus d’un siècle et demi, est donc chrétienne dans son essence, naviguant toutefois, selon les territoires et les hommes, entre une conception déiste et théiste de la connaissance.
Le glissement de sens du libre examen affirmé par le protestantisme - qui tient donc de Dieu son pouvoir d’affirmer l’autonomie de la raison - vers une conception rejetant une vision théocentrique se fera de façon progressive, dès le XIXe siècle. Ce « libre examen laïcisé » se mue en principe non plus religieux, mais philosophique, celui d’une théorie de la connaissance et de l’action centrée sur l’homme, qui ne condamne donc plus à l’avance le génie de la création humaine. « En l’absence d’une autorité incontestée, telle l’autorité divine, ce sont les hommes en interaction dialectique, par leurs critiques réciproques, grâce aux efforts de réfutation et de justification qui seront amenés à prendre, dans tous les domaines, des décisions dont ils seront seuls responsables » [14] (…) « Le partisan du libre examen sera favorable au dialogue, à la libre expression des idées, à la tolérance. Il favorisera une organisation de la société sous le signe du consentement et de la participation, et non sous celui de l’autorité et de l’obéissance »
Ce glissement de sens, ce « libre examen laïcisé » aboutit à fonder, de façon progressive, l’une de facettes les plus claires et solides d’une spiritualité humaniste et laïque dans la franc-maçonnerie. Il ne s’agit plus, comme le souligne encore PERELMAN du seul rejet d’une autorité spécifique, celle des églises, mais simplement « le rejet de tout argument d’autorité, quelle que soit l’autorité qui cherche à imposer des directives à notre pensée et quel que soit le domaine où cette autorité cherche à nous imposer ses directives » Pour un franc-maçon, cette conception de la connaissance se double immédiatement - nous le verrons plus loin – d’un primat, celui de la recherche continue, de la réfutation, de la justification, et dès lors d’une vision relativiste de la vérité.
Ce qu’il faut préserver, protéger, soutenir, c’est : « (…) cette idée qu’il n’y a pas de vérité sacrée, c’est- à-dire interdite à la pleine investigation de l’homme ; c’est ce qu’il y a de plus grand dans le monde, c’est la liberté souveraine de l’esprit ; c’est qu’aucune puissance ou intérieure ou extérieure, aucun pouvoir, aucun dogme ne doit limiter le perpétuel effort et la perpétuelle recherche de la race humaine (…) ; c’est que toute vérité qui ne vient pas de nous est un mensonge ; c’est que, jusque dans les adhésions que nous donnons, notre sens critique doit rester en éveil et qu’une révolte secrète doit se mêler à toutes nos affirmations et à toutes nos pensées ; c’est que si l’idée même de Dieu prenait une forme palpable, si Dieu lui-même se dressait visible sur les multitudes, le premier devoir de l’homme serait de refuser l’obéissance et de le traiter comme l’égal avec qui l’on discute, mais non comme le maître que l’on subit »[15]
Ce libre examen, en toile de fond de la spiritualité humaniste et laïque de la franc-maçonnerie, rebondit dans les rites et rituels qui lui font écho. Ainsi, considérant les conceptions métaphysiques comme étant du domaine exclusif de l’appréciation individuelle de ses membres, elle se refuse d’abord à toute affirmation dogmatique. Ayant ensuite pour principe la tolérance mutuelle, le respect des autres et de soi-même, elle intègre la liberté absolue de conscience, qui est aussi celle du libre examen.
LE RAPPORT ENTRE LA LIBERTÉ ET LA VÉRITÉ
La Franc-maçonnerie libérale, en reconnaissant la liberté absolue de conscience, admet en son sein des membres de toutes confessions, croyants et non croyants. Elle vérifie cependant, du moins dans sa conception humaniste et laïque, que ceux-ci adhèrent à une plate-forme commune, que sont l’impératif humaniste, sa dimension éthique et des valeurs positives telles que : l’altérité, la citoyenneté, l’émancipation, l’autonomie, la quête (du bonheur), la capacité de révolte, le Libre examen, l’exigence de justice, la laïcité.
Une telle vérification n’a rien de choquant.
Dans un système clos de croyances, il est logique de supposer que ses membres adhèrent à l’enseignement d’un Magistère, dans son contenu dogmatique (sur le plan doctrinal) et dans celui de la morale. Nombreux sont d’ailleurs les groupes humains, y compris des régimes politiques, qui fonctionnent ainsi, en reconnaissant la hiérarchie, des impératifs et des dogmes. Toutes les religions écartent ou sanctionnent celui ou celle qui y contrevient et « le dissentiment est contraire à la communion ecclésiale et à la droite compréhension de la constitution hiérarchique du peuple de Dieu » (VS 113)
Un aspect signifiant de l’enseignement moral des croyances est donc bien la question du rapport entre la Liberté et la Vérité. Il s’enracine sur le pouvoir d’édicter aux hommes les règles de leur agir moral, de leur dire ce qui est bien ou mal et de prescrire une série d’interdits. Un volet de l’argument est que la nature humaine - son comportement et ses actes - procède de Dieu. La finalité de tout homme est donc inscrite dans la Loi éternelle, et donc celle d’accomplir sa nature humaine, parfaitement définie en Dieu.
« Seule la Liberté qui se soumet à la Vérité conduit la personne humaine à son vrai bien. Le bien de la personne est d’être dans la Vérité et de faire la Vérité « (VS 84) (…) Or cette Vérité, entendue comme absolue, préexiste en Dieu. La vérité de l’homme n’est pas à inventer, elle n’est pas à construire, car elle existe en Dieu Il existe en effet dans la Révélation « un contenu moral spécifique et déterminé, de validité universelle et permanente» (VS 37) Cette Vérité – absolue - se décline sur au moins deux registres : celui de la foi et celui de la morale. Nous avons donc des dogmes pour l’exprimer sur le plan doctrinal et des « commandements » « des instructions » encycliques pour la préciser sur le plan éthique et moral.
Nous touchons là, à mes yeux, une ligne rouge. La franc-maçonnerie, dans sa spiritualité centrée sur l’homme, est largement éloignée de ce mode de pensée, simplement parce que son rapport à la Vérité n’est dicible, envisageable que dans la recherche, le chemin, la voie, sans jamais parvenir, d’ailleurs, au bout du chemin, sans lui signifier un absolu, sans lui donner un visage.
LE CENTRE DE L’UNION : MES SS:. ET MES FF:. ME RECONNAITRONT-ILS COMME TELS ?
Dans les limites fixées pour cet écrit, Il est l’heure de conclure. Laissons la place à la réflexion.
J’ai la conviction intime que les murs qui séparent les spiritualités diverses peuvent être percés, mais il faut pour cela que qu’un espace clair de dialogue, de tolérance, d’amitié puissent émerger, autour de l’impératif humaniste et de sa dimension éthique.
Pour cela, que faire ? C’est la question que se pose Jean-Claude CARRIERE [17] en s’interrogeant sur le chemin à suivre, en rappelant que : « Imaginer un monde sans croyance, quelle banquise, quel désert ! (…) chasser les dieux serait téméraire. Par chance, nous en sommes incapables ; pour le moment en tout cas. Nous avons même tendance à multiplier le surnaturel, à le disperser, à l’éparpiller –ce que les religions dominantes voient d’un œil courroucé (…)»
Alors que faire ? « Rester calme, vérifier encore et encore, demander conseil, comparer, réfléchir, prendre une distance. Notre raison, traverse les siècles, pareille à un radeau ballotté par tous les vents, toutes les vagues (…) poursuivre notre route vers le port improbable (…) Dans la recherche de ce port, se rencontrent des escales, des môles agréables où nous pouvons nous abriter, parfois pendant un siècle ou deux, en sachant qu’un jour il nous faudra remettre les voiles. (…) Quelques-uns resteront là, renonçant à courir encore (…) D’autres repartiront. Au fond, disent certains, non sans quelques forme de banalité, c’est la route seule qui est belle, qu’elle soit de terre ou de mer, c’est l’ effort qui nous mène (…) l’effort où l’on trouve de la joie. »
Comment atteindre un tel équilibre où la raison, dans son autonomie, et la croyance feraient bon ménage ?
Il est peut-être temps pour les religions dans leurs crispations, comme pour la franc-maçonnerie dans son conservatisme, ses traditions, ses exclusives, ses exclusions de faire peau neuve, de saisir que le moment d’une rénovation, du progrès, du changement est surtout dans l’obligation de se ré-agencer, en vue de préserver ce qui est l’essentiel de leurs messages. C’est d’une autre façon réfléchir, en restant calme et concentré, à ce que proposait Gabriel RINGLET lorsque, rappelant la phrase de Romain Rolland (Le voyage intérieur : « Je muais, de corps et d’âme, de la voix et de la pensée »), il proposait « d’entrer en « muétude », en encourageant chaque spiritualité, religieuse ou laïque à renoncer au superficiel, (…) pour rejoindre son intuition profonde, son « noyau de feu »
Muer, nous dit-il, « pour le musulman … c’est ne pas s’enfermer dans le Livre et accueillir l’incertitude. Muer pour le bouddhiste … ne pas s’enfermer dans le Soi et accueillir l’altérité. Muer pour le chrétien … ne pas s’enfermer dans la Vérité et accueillir la pluralité. Muer pour le laïque… ne pas s’enfermer dans la Raison et accueillir la conviction. Muer pour le juif…. Ne pas s’enfermer dans la Loi et accueillir le prophétisme. »[18]
Pour le franc-maçon, muer… c’est ne pas s’enfermer dans ses traditions, ses exclusives, ses exclusions et retrouver le « Centre de l’Union »
Rêveries ? Peut-être ! Pour le franc-maçon croyant, c’est « s’admettre comme porteur d’une croyance et non pas d’une connaissance, à plus forte raison d’une Vérité (…) en séparant « sa conviction des lois et coutumes qui régissent le monde » [19]. Pour ceux qui, dans l’Ordre maçonnique enracinent leur recherche dans l’autonomie de la raison et le libre examen, c’est accueillir le sensible, la conviction comme une part de l’humain, lui parler, et, marcher avec lui pour lui faire découvrir que le choix de la vie est bien plus lumineux que celui de la mort et du salut.
La passerelle, c’est peut être Frédéric Lenoir qui, dans un entretien, l’aura dénichée en qualifiant le sacré de nos sociétés modernes par les droits de l’homme.
Benjamin DULABY
(mars 2016)
______
[1] JULIEN François. Les transformations silencieuses. Grasset, 2009 et « Philosophie du vivre. Gallimard, 2011
[2] NYS-MAZURE, Colette. Traverser l’invisible. Propos recueillis par Jacqueline RENARD. Reliures. Dossier n°3 spiritualité(s). Automne-hiver 1999-2000
[3] BOLLE de BAL, Marcel. Les sept piliers de la reliance maçonnique. Bruxelles : logos 2011
[4] SOMERS Jean. Le rêve du philosophe. Libres réflexions maçonniques. ASP 2014.
[5] HAZARD Paul, La crise de la conscience européenne 1680-1715. Fayard. Le Livre de poche. Page 9
[6] STERNHELL Zeev. Les anti-Lumières : du XVIIIe siècle à la guerre froide. Gallimard, Folio Histoire, 2010 et du même auteur, plus accessible : Histoire et Lumières. Changer le monde par la raison. Entretiens avec Nicolas Weill. Albin Michel, 2014.
[7] SOMERS Jean. Op.cit. Pages 66-67
[8] TODOROV, Tzvetan. L’esprit des Lumières. Robert Laffont, 2006
[9] GAUCHET, Marcel. La religion dans la démocratie : parcours de la laïcité, Gallimard, Paris, 1998.
[10] Religieuses ou provenant d’autres traditions ésotériques, parfois même occultistes.
[11] NYS-MAZURE. Op.cit.
[12] Frédéric Lenoir : les métamorphoses de Dieu. La nouvelle spiritualité occidentale. Plon 2003. P. 38
[13] PERELMAN Chaïm. Libre examen et philosophie. Dans Modernité du libre examen. Editions de l’Université Libre de Bruxelles, 2009. P. 12-13
[14] PERELMAN Chaïm. Op. cit. P. 14
[15] JAURES, Jean. Discours du 11 février 1895. Journal Officiel, 1895, p.275
[16] VERITATIS SPLENDOR ; lettre encyclique sur quelques questions fondamentales de l’enseignement moral de l’Eglise (Paris, 1995°
[17] CARRIERE, Jean Claude. Croyance. Odile Jacob. 2015