La mondialisation des technologies, de l’argent sans pays, et des fléaux sans frontière, gouverne incontrôlable pour les états encore démocratiques. Les inégalités, les misères, les injustices débordent, face-à-face, les gagnants et perdants vocifèrent, ils réclament de nouveaux équilibres, leur propre ordre du monde. Une jeunesse frustrée, a soif d’espoir, d’émotions fortes et de solutions à portée de main.
Des idéaux, des certitudes et des valeurs ont vieilli, des autorités trahissent et déçoivent. D'autres promesses se lèvent.
Vous les voyez venir, pleines de foi et d'énergie; c'est peut-être vrai, comme dit Victor Hugo, que rien ne peut arrêter une idée dont le temps est venu.
Mais, s’agit-il vraiment d’idées ? Les populismes du jour ont plutôt l’air de contagions de mentalité primaire et de mauvaise humeur , qui n’ont que faire de la Raison et des idées claires.
C'est le moment de bien ouvrir nos yeux et comprendre les signes précurseurs du nouveau monde qui nous envahit, si on laisse faire.
Tel mouvement qui nous interpelle, si plein de conviction authentique et de vigueur, si critique des maux du présent :
• Apporte-t-il lumière ou obscurité ?
• Est-il un choix ou une voie unique qui ne tolère pas la différence?
• Aime-t-il ou déteste-t-il les humains? Méprise-t-il notre civilisation? Est-il suspicieux et hostile au monde entier?
• Voit-il sa foi plus vraie que toute autre, plus précieuse que la vie et le bonheur des personnes?
• Respecte-t-il ou cherche-t-il à contrôler, notre ultime intimité, notre vie privée, notre liberté de croire et de penser?
• Invoque-t-il les émotions qui réunissent ou la haine et la violence ?
• Construit-il quelque chose de bénéfique, ou propose-t-il seulement d'être contre et de détruire?
• Propose-t-il plus de liberté, ou plus de contrainte ?
Si les réponses à ces questions sont défavorables, méfiez-vous ; c’est une rencontre avec la Bête.
Mes pages, écrites entre 2012 et 2020, proposent des signes pour reconnaître un mal humain collectif qui a déjà ravage notre civilisation le siècle passé : appelez-le déshumanisation, contagion de la mentalité fanatique, totalitarisme renaissant ou tout simplement, la Bête. Mon vœu est que nous partagions cette compréhension, pour établir ensemble les moyens d'agir contre ce monstre.
Ce que je crois savoir est que tous ces monstres se ressemblent dès qu’ils arrivent au pouvoir et même leurs indices avant-coureurs ont un air de famille.
Pour arrêter les nouvelles Bêtes qui se lèvent parmi nous, il nous faut mettre en évidence leurs signes annonciateurs; ceci permettrait aux innocents qui n'en ont pas eue déjà la mauvaise expérience, de distinguer tôt la vraie face du mal. Car la Bête se déguisé sans cesse en idéal pur et en critique engagée des maux du présent. Ses adeptes sont souvent jeunes, idéalistes, sincères, prêts à se sacrifier.
Dans l’appel passionné des mouvances qui hantent l’Occident de ce début de millénaire, vous allez souvent retrouver ces sept signes de la Bête:
Le premier
Le mouvement de la Bête est millénariste. Sa fin du Monde est toujours imminente. Vous en avez un riche choix: Apocalypse divine, malthusienne, écologique, anarchique, par la lutte des classes, par la dégénérescence, l’Armageddon atomique ou par la technologie intelligente qui doit nous remplacer. Ils ont vu leur lumière et on les voit venir, purs et durs pour nous reformer.
La bête promet le salut et simplifie sans vergogne. Ses tribuns, réduisent le compliqué à la simplicité populaire et salvatrice de leur solution : se laisser guider, rejoindre le mouvement, se donner à eux. Les rejoindre va enfin soulager votre anxiété et donner un sens à votre vie. Quel talent pervers, de mettre plein de lumière droit dans les yeux, pour aveugler, au lieu d'illuminer le chemin devant, pour progresser! Mais, si la voie est unique, il n'y a pas besoin de voir, il suffit de croire.
Les promoteurs de la bête ont appris – d’une longue lignée de prophètes, démagogues et charlatans de foire – comment parler aux multitudes : en mots simples, images fortes chargées d’émotion, métaphores qui proposent paradigme, qui s’implantent dans la mentalité et corrompent le sens commun. Ils se drapent habilles du manteau populiste. Ce sont d’excellents marchands d’idées de proie.
Quand vous entendez cette bonne nouvelle – de droite ou de gauche, d’élite initié ou populiste, divine, idéologique ou techno-scientifique, – leur mission clé-en-main pour construire un Nouveau Monde et l’Homme Nouveau - vous saurez qui est là : des ténèbres se lèvent.
Le second
Ce deuxième ingrédient observable - l’antihumanisme misanthrope - est annonciateur de ce qui sera permis de faire aux gens (partisans inclus) afin de vaincre, et surtout ce qu’on va faire au peuple après avoir pris le pouvoir.
Toutes les variantes de la haine et du mépris cynique pour le genre humain sont bonnes à épouser. Peu importe la raison pour laquelle une société plus ou moins libre est mal faite ou en défaut, tout sera témoin de corruption et de déclin. Malheureusement, les grands média publics et les réseaux « sociaux » de la démocratie occidentale propagent et amplifient ce climat de cynisme et de sape qui institue la perception de « tous pourris! », qui invite l’anomie, le populisme et son sauveur charismatique. Si l’homme, ses institutions et lois, ses gouvernants sont si méprisables, ils ne méritent pas de respect, on va les traiter en conséquence.
L’individu et la foule ne valent pas la liberté de choisir et de voter; il faudra les mener, les culpabiliser, les contenir, les diminuer et les maîtriser. Adieu les Lumières ! Adieu la démocratie, ce rêve d’Occident !
L’homme conçu en troupeau n’a pas de droits humains, il « a besoin » d’être subjugué et rectifié. La masse est fascinée par la servitude volontaire ? Il faut la lui donner ! Revoici « L’Homme Nouveau» : un rouage dans la multitude, remplaçable, impuissant, dévoué, conforme, exécutant, prêt à porter vers n’importe quelle direction, prêt à tout.
Le troisième
La Doctrine, la Cause, la Foi, le Savoir, la Communauté, n’importe laquelle, sont plus importantes que la liberté et la petite vie de l’individu. La graine d’altruisme présente en tant d’idéaux et religions est cyniquement exploitée. Il est doux et noble de ne vivre que pour une conviction profonde et de mourir en la servant, de mourir pour des idées !
L’avenir, l’Histoire avec majuscule, les générations des Siècles suivants, Le Royaume de Dieu, le Bien Commun, la Vérité, la Justice, la Liberté, sont opposés au vulgaire bien-être égoïste de la famille, de l'amitié ou de la compassion. Les Idées ont précédence sur le pauvre petit bonheur de l’un ou de l’autre, de toi ou de moi. Un brin plus tard, le Peuple, la Nation, le Parti, la Religion, surtout le Mouvement et son inévitable führer-petit-père-grand-frère-guide-suprême – unique, infaillible et génial, vont nous faire sentir que le Tout abstrait, le grand corps, est supérieur à ses membres.
Là où les individus sont moins importants que les visions, Machiavel sera d’actualité en bonne logique - la fin va justifier les moyens. A cette lumière, le dommage collatéral est bien moral. Le sacrifice, l’appel aux martyrs s’imposent, l’assassinat et un peu de terreur, la bassesse passagère, sont justifiés pour prouver et faire passer le la Cause et son message.
Les gens sont des moyens qu’on peut dépenser, des ressources humaines, pas des fins dignes en soi. Pour le souverain bien, - paradis de la justice, de la pureté et du bien-être plus tard, ultérieur, il faut souffrir, s’immoler ! La guerre est faite pour la Paix. Ce qui compte est le Temps Historique, le Progrès, l’Absolu et non les quelques décennies de votre biographie. La fusion, la confusion entre les deux s'imposent. Sur un chemin prioritaire si lumineux, la compassion, le respect, la tolérance, s’abstenir de faire du mal, c’est du luxe décadent.
La future Bête, même très jeune, voit nos vies du point de vue abstrait, noir et blanc, de l’idée qui donne identité, dignité et raison d’être, pas celui des personnes de ce monde. Les humains, autres que « nous, les adhérents » perdent la qualité de personnes et d’âmes, deviennent des catégories et des nombres : étrangers, réfugiés, mécréants, putes, intellectuels, chômeurs, homos, races inférieures, « classes sociales »… simplement moins qu’humains, à traiter comme de la vermine et des objets.
Le quatrième
La Bête, a besoin de violer, dès son enfance. Pour commencer, elle viole ses adhérents. Ce que les gens font et disent est insuffisant. Il ne suffit pas de faire ce qu’il faut, il faut vérifier qu’on croit juste et on ressent ce qu’il faut, qu’on appartient pour de bon, corps et âme. La nouvelle vision du monde - de secte, de mouvement politique ou de mondialisation techno-commerciale - est obsédée de savoir et réguler tout, pour ses adeptes et ses ennemis, sans laisser de jardin secret où la dissidence de conscience pourrait trouver refuge. La future Bête vous pousse déjà à la transparence et à la confession, en dynamique de groupe, en réseau ou en masse: elle fait usage de tout moyen pour connaître votre passé, votre présent et votre avenir. Récemment, elle a obtenu les moyens pour ne jamais rien oublier. La technologie informatique mondialisée – incontrôlable par la démocratie - a déjà installé les moniteurs des états totalitaires à venir.
Autrefois, le village observait tout, le despote exigeait la sincérité complète et le sacrifice loyal, inconditionnel, l'inquisition vous extrayait le mea culpa, la profession de foi ou la confession ultime, le repentir, au fer et au feu si nécessaire, seul et en assemblée ; car votre âme n’était pas à vous elle vous était donnée. Le Parti unique, force à l’autocritique publique, veut votre foi authentique, sans réserve mentale pour tout régir de sa morale pure, même les tréfonds de votre lit ; car votre corps appartient au Peuple, à Dieu ou à la Cause.
La version postindustrielle de la bête va plus loin, elle ne juge plus sur ce qu’on fait ; elle calcule scientifiquement des profils, des probabilités de comportement déviant ou indésirable et les contacts susceptibles de dévier ; parce que, vos intentions, vos votes, vos achats, ne sont plus les vôtres, ils appartiennent aux statistiques et aux manipulations en masse.
Inexorablement, la technologie informatique de nos jours, qui se déclare science - apolitique, « neutre » et dispensée de morale – invite structurellement le futur Etat totalitaire. Sa prison Panoptique [2], détecte voit et enregistre tout: de vos empreintes digitales et votre formule sanguine, à votre sexualité, vos goûts, et vos rêves, ce que vous croyez ou pourrez croire. Un intérêt particulier est porté à vos affiliations, contacts et amis, aux mots clés vous avez prononcés, écrits ou simplement lus [3].
Vos précieuses informations personnelles, qui dans les dictatures du siècle passé étaient arrachées sous délation, interrogatoire et torture, sont de nos jours récoltées, extraites, traitées, centralisées, sous forme de bases de données, en toute innocence commerciale (votre innocence) par des facebooks, googles, linkedins, twitters, une cinquantaine de pièges à gogos GAFAM… ou vous pépiez votre vie privée, vos vulnérabilités et l’organigramme de votre réseau social. Ce petit trésor de Big Data, enregistré à jamais, hors oubli, va servir - sous le règne de n’importe quelle Bête à venir - pour cartographier, inquiéter, harceler, arrêter, rééduquer, nettoyer, mettre en goulag, « auschwitzer », et exterminer le cas échéant, tout ce monde connecté à vous, pour ne pas parler de vous-même.
L’Histoire n’est pas encore finie par notre démocratie occidentale. Pensez à cela quand on vous quizze sur ce que vous possédez, mangez, buvez, fumez, lisez, pensez, portez, …votre sexualité et que sais-je d’autre.
Le cinquième
En discutant avec les nouveaux enthousiastes de ce monde, faites attention à leur allergie franche à l'altérité et au point de vue différent, qui font de tout dialogue une guerre des religions. Appartenir donne identité et dignité. L’identité s’affirme par l’étroitesse d’esprit, par le rejet d’autrui. Avoir été rejeté est un motif crucial pour rejoindre un mouvement exclusif. Le délire de persécution et la suspicion qui en résulte, constituent une composante sectaire toujours présente dans un mouvement totalitaire émergeant. Pour mieux s’unir, la Bête à besoin de berger mais aussi de loup, de mouton noir, de bouc émissaire, d’étranger ennemi à rejeter, d’une sinistre théorie de la conspiration. La violence sera ainsi justifiée, en légitime défense, en revanche pour les blessures subies ou imaginées.
Si on se retrouve en manque d’adversaires on va vous parler du mal en nous-mêmes, de tabous, de catégories et mots à exclure, d’hérésies à exorciser, de purification, de lutte contre « le mal en nous ». Une petite chasse aux sorcières ! Ce qui s’écarte est hostile, coupable, inférieur, moins humain, fou, il faut le réduire.
La Bête ne cherche pas vraiment à créer un autre parti politique différent parmi les partis existants, elle lance un mouvement identitaire exclusif – Hannah Arendt observe que ce mouvement veut les remplacer tous, se défaire de l’Etat, de la loi, de tout ordre qui aurait des comptes à rendre [4]. La méthode est d’attirer des recrues parmi les mécontents et les vulnérables, de nourrir leur malaise, leur miroiter la camaraderie, l’amour, l’enchantement d’un idéal haut et pur, leur donner un drapeau, les incorporer et utiliser. L’étape suivante sera de dominer les nations par les foules et par la peur. Au final, il s’agit de maîtriser le monde entier, sans compétition.
Observez la communication, vous saurez tout de suite avec qui vous parlez ; c’est un dialogue de sourds. L’esprit s’est fermé comme une coquille. Les dévots d’une vision figée n’écoutent pas, n’examinent pas, n’échangent pas d’idées, n’apprennent rien, ne considèrent pas la délibération ou la critique ; ils « sont pour » ou ils « sont contre » fermement, ils « croient » au lieu de savoir, ils récitent leur propagande. Ils ne négocient pas, ils « font de la pédagogie ». Tous les autres, là-bas, les masses, sont à éduquer. Pour appartenir il faut se convertir, être né de nouveau.
La petite bête déjà, a peine à concevoir la pluralité, l’ouverture d’esprit, le respect pour la variété de choix. Elle ne supporte pas le doute. Elle n’a pas de doute. Ces gens ne sont pas des chercheurs de vérité, ils en sont les porteurs. Il leur est vital que la vérité soit unique, la leur, dite d’une seule voix, en termes standard, en clichés et mots clé immuables, chargés de sens initié unique, sans dissidence traîtresse. Une telle vérité ne se démontre pas, un tel choix ne se vote pas. On n’a pas besoin d’arguments pour convaincre, la vérité s’impose, elle est évidente. Vous allez entendre souvent les formules « Tu dois voir que… » ou « Crois-tu à… ? » Croire, au lieu de penser.
Ce qui s’écarte du message « juste » est mauvais, arrogant, erroné, profane, faux, stupide, coupable et fou. Vous avez l’impression de parler avec des ensorcelés. Les partisans réagissent à une idée opposée, ou qui s’écarte même d’une nuance, avec irritation, colère, violence. Figer leur vérité garantit leur sécurité. Tout désaccord doit être puni, la tolérance est faiblesse. Essayez seulement d’avancer que la diversité d’opinions est bonne, un droit des hommes, que le respect mutuel reste possible, qu’on peut tomber d’accord à ne pas être d’accord : vous aurez l’air d’un Martien.
Le sixième
Ceux qui lèvent la bête le font toujours au nom de grandes idées et valeurs incontestables, ceci nous trompe énormément. Étrangement, il apparaît pourtant qu’au nom de ces nobles idées - justice, foi, équité, liberté, vérité, bien-être, respect pour la vie, solidarité, le bien commun… ils donnent voix et font appel aux peurs, pulsions et envies les plus basses de leur public.
Il vaut la peine de dénoncer cette perfidie.
A chaque occasion, la Bête excite encore une forme de la vieille guerre de tous contre tous, de la raison du plus fort, des mentalités d’avant l’époque axiale où les sages de toutes les croyances ont inventé la Règle d’Or : Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l'on te fasse ! Dans tous ces discours on entend l’appel à l’égoïsme, à la méfiance, à la jalousie, au blâme, à la cupidité, à la fierté, au rejet, à la peur, à l’intolérance et surtout à la haine. Chaque fois, nous sommes piégés par le dilemme du prisonnier : « Ne fais pas confiance, ne coopère pas, ne pardonne pas ! Qui tu ne laisses pas mourir, ne te laissera pas vivre ». Tous ces discours divisent au lieu de réunir.
Le septième
Dans l’échange entre ce qui va mal aujourd’hui et ce qui est proposé de faire pour le mieux, la critique du présent est véhémente, riche et souvent fondée. En revanche, le projet du futur ou même l’idéal du grand passé à retrouver est au mieux brumeux, à moitié-cuit. « Il n’y a pas de temps pour ça », le changement est trop urgent. Ce n’est pas un programme, d’idées de construction, mais plutôt une humeur de haine, de rivalité et de vengeance.
Comment analyser équitablement les qualités et défauts du bébé-idée-unique ? Demandez gentiment une description concrète de la victoire totale de la nouvelle vision… Dans le meilleur des cas, le Paradis se trouve dans le siècle suivant, dans un autre monde, une contrée de nulle part nommée l’Utopie.
J’ai trouvé un outil d’appréciation efficace: Pour juger qui sont ces gens, considérez non pas ce qu’ils critiquent mais plutôt ce qu’ils proposent et comment ils vont le faire. Remarquez ce qu’ils négligent. Posez des questions sur ce qu’on va faire, en détail, et vous verrez le diable.
Le but de cet essai est d’inviter vos propres idées, peut-être contraires aux miennes ; de venir chacun avec vos points de vue vivants, vos expériences, définitions et idées qui donnent corps à ce sujet toujours d’actualité pour ceux qui voudraient garder la Bête à sa place – dans sa cage, ou enfouie dans le cachot des vices.
La lutte contre la Bête est une guerre incessante entre notre civilisation et la barbarie. Notre survie n’est pas obligatoire.
II
Comprendre la Bête
Nous parlons d’un mal à combattre, pour le comprendre et pour le faire comprendre; pour l’éviter en nous, pour le prévenir et le vaincre en autrui. Avec ce but d’agir, il est essentiel de définir la rechute dans la barbarie de manière accessible et pratique, chose qui se fait dans la langue universelle du bon sens, du vécu, celle que tout homme a moyen de saisir.
Je crois que ce qui peut entraver cette démarche vitale d’identification est de nous empêtrer dans les abstractions de la théologie ou de la philosophie... et même de l’explication scientifique. Pire encore dans cette guerre contre la barbarie est l’hypocrisie de la langue de bois politiquement correcte.
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En confrontant les explications des savants avec mes propres expériences de jeunesse, ou j’ai subi et surtout vu subir le mal qui arrive quand une société entière est corrompue, je suis resté sur ma faim.
Au fil des années et de mes lectures, je n’ai pas trouvé bonheur dans les réflexions profondes des saints et philosophes sur le Mal infus, absence de bien ou entité malveillante opposé au Bien, à Dieu. Le mal absolu s’embourbe toujours en théodicée, qui peine à réconcilier Dieu tout puissant, omniscient et bon, avec les maux flagrants du monde. A mes oreilles, ces fascinants débats restent scolastiques. Car pour comprendre le mal, il faut regarder l’homme.
De plus, les théologiens, les églises, s’adressent à notre foi, pas à notre jugement de raison ; je respecte toute foi mais je préfère l’approche qui examine avant de proscrire.
Je ne suis pas satisfait non plus de la réduction du mal humain à plusieurs au fait isolé bestial, biologique ; ni, pour changer, à l’écart, toujours disputé, par rapport aux normes et préceptes de morale ou d’idéologie que nous épousons, où souvent, ce que font les autres, les ennemis, est le mal.
J’ai aussi failli me perdre dans l’abondance de ce que l’homme peut subir et faire de contraire au « bien », au « devoir » et aux « droits ».
Pour la même raison de surabondance, je laisse de côté les désastres naturels, technologiques ou divins, nos malheurs de mortels, nos destins tragiques, la douleur, l’horreur de la peste et de la mort, même si nous en sommes parfois responsables.
D’autre part, savants et spécialistes s’expriment avec réticence sur le mal fait par l’homme, dans la langue abstraite de la Méthode Scientifique et dans les limites froides de ce qu’ils peuvent prouver avec précision, par causalité matérielle, idéalement neurologique [5]. Le mot « mal » qui pour les chercheurs est simple « construct sémiotique », c'est-à-dire représentation discutable, ne fait pas partie du vocabulaire de la science, sied très mal à la rationalité rigoureuse. Il se retrouve relégué à la branche normative de la morale ou pire, au relativisme culturel et à la « politique ». Car le mal de l’inhumanité est un vécu, un ressenti, pas une quantité mesurable. En attendant une approche rigoureuse mais efficace aussi, le recours à notre bon sens et au témoignage de ceux qui l’ont rencontré me semble raisonnable.
Autant parler du Mal en général. Mon sujet n’est pas le mal en soi, ni en entier, ni tous les maux subis ou engendrés par l’humanité, mais une manifestation particulière du mal à plusieurs.
Ces pages ont vocation à faire réfléchir à la destruction de civilisation commise au nom de toute étroitesse d’esprit militante. Cet enthousiasme du mal à plusieurs, je l’appelle «La Bête»
L’emprise du mal collectif
Je choisis en exemples de la Bête, les dérapages en masse déjà avérés parmi les nations, car sur leur appréciation, tout être de bon sens pourrait tomber d’accord. Je parle de climats de fermeture d’esprit et de violence, avec leurs agissements inhérents, qui ont été reconnus, parfois en rétrospective mais sans équivoque, comme révoltants et contraires aux droits et devoirs élémentaires de l'homme de nos jours. Ceux qui ont vécu dans ces mondes tordus n’ont pas besoin de définitions pour les reconnaître.
Ce sont les nouvelles dupes qu’il faut prévenir.
Comme disait Bertolt Brecht, « Le ventre est encore fécond d'où a surgi la bête immonde.»
C’est une rechute d’un palier d’histoire, une régression dans l’effort du Sisyphe qui est la montée de la civilisation. On chute chaque fois que l’on foule aux pieds le progrès relatif acquis par la culture matérielle et spirituelle et morale, atteint par l’époque respective.
Souvent, la corruption est initiée sciemment, par les idées de proie des idéologues et doctrinaires en transgression coupable de la morale humaine la plus élémentaire.
Incitées à la frénésie d’un mouvement d’opinion ou d’une pensée pure et simple, toujours agressive et exclusive, des individus en manque d’espoir, des groupes vulnérables au sectarisme et, bientôt après, des communautés entières se renferment, se radicalisent et se bientôt donnent licence de faire à autrui, sans vergogne, ce qu’ils ne pourraient pas souffrir qu’on leur fasse. Ainsi, le mal devient destructeur du tissu social. Il viole en premier lieu la Règle d’Or [6], découverte il y a des millénaires et acceptée par toutes les grandes religions : Confucianisme, Zoroastrisme, Bouddhisme, Judaïsme, Christianisme, Islam… et bien entendu par toute spiritualité humaniste de nos jours.
Il est vital de comprendre que la malice de la Bête est collective. Elle n’est pas limitée à la transgression individuelle ni à l’atrocité commise par des malfaiteurs coalisés, mais inclut tout autant et nécessairement un terreau social abimé prêt à les recevoir et nourrir la violence. La contagion est invitée par le vide de l’éducation déficitaire, l’indifférence crasse, le cynisme, le manque d’idéal et d’espoir. La raison qui perd le respect pour l’humain, la course aux profits absurdes, le désœuvrement et l’ennui donnent naissance aux monstres tout autant que le sommeil de la raison.
Un climat public d’hypocrisie et lâcheté, dominé par une langue de bois politiquement correcte qui élude l’évidence inacceptable, fait le lit des extrémismes. La violence pure et simple, lui oppose un espoir de changement plus convainquant que le mensonge et l’hypocrisie qui n’ont plus rien à dire.
Les mouvements qui rabaissent et détruisent l’humain trouvent complicité dans la passivité commode et égoïste qui laisse faire, dans l’indifférence ou la joie maligne devant la souffrance d’autrui, L’exaspération du vide des têtes et des cœurs ouvre la porte à la Bête.
L’incarnation du mal collectif que j’appelle métaphoriquement LA BÊTE, résulte à sa maturité, en banalité du mal. Des agissements criminels à plusieurs et en masse deviennent vie de chaque jours. Ces cauchemars ont déjà été abondamment décrits et documentés, et les humains ont toujours fini en les reconnaissant – de bon sens et dans leur époque – par un sentiment d’indignation et d’horreur.
Cette définition est phénoménologique, par le vécu et le témoignage, c’est le signal d’alarme et le ressenti identificateur que je veux mettre en valeur. J’ai confiance dans le bon jugement des hommes.
Bien entendu, on peut définir les instances de ce crime collectif, en prenant de la distance, comme « des torts prévisibles et intolérables produits par méfaits coupables » [7] ou par quelque autre mesure encore plus objective, définie en texte de loi. La recherche de mesures objectives et de formules de loi se révèle pourtant vulnérable [8]. Sa faiblesse provient de la difficulté à mesurer avec détachement l’horreur vécue, Elle vient du fait que certain mal - l’esclavage par exemple - peut paraître, en partie, relatif dans l’Histoire, sans être moins absolu et évident dans l’époque actuelle où il est compris et aboli. Je répète ma proposition: pour comprendre la Bête et surtout pour agir au lieu de seulement lamenter ou tisser des théories, nous avons besoin de la langue du bon sens et du courage de juger avec notre propre tête.
Certainement, avec mon avis de bon sens, je ne possède pas la vérité, je la cherche; cette discussion invite d’autres approches raisonnables et d’autres point de vue.
Il y a aussi à considérer, dans les néo barbaries, un visage individuel du mal. Au cœur ou à la naissance de la « Bête Collective » sied souvent non seulement une idée de proie - une vérité exclusive - mais aussi la « bête individuelle » l’idéologue froid qui l’invente ou le partisan qui la propage. Dans notre double nature humaine - biologique et sociale - la face primitive de la bête au singulier est l’animal féroce, né pour survivre, dévorer et proliférer sans état d’âme, qui persiste en nous, dormant ou domestiqué. Qu'il est facile de le réveiller ! L’autre face, autrement plus dévastatrice, de la bête individuelle est la même cruauté qui peut renaître dans l’esprit doctrinaire. Cette fois, l’inhumanité barbare revient éduquée, armée des moyens puissants de pensée et d’action de la civilisation et de la technologie, tout en bafouant les valeurs et les bornes de cette même civilisation qui lui a donné ses moyens.
Chaque fois où ces ingrédients mortels - la fermeture d’esprit de la pensée unique et l’inhumanité individuelle - sont réunis et se mettent à recruter, la bête collective menace de revenir parmi nous.
Rien n’est nouveau sous le soleil ; les méfaits dont la synthèse est le mal radical à plusieurs, sont aussi vieux que l’Histoire. Héritière de la mentalité des hordes, tyrannies, patrimoines d’esclaves, royaumes despotiques, régimes des dictateurs, règnes des inquisiteurs, guerres religieuses et civiles, cohues de lyncheurs, le crime organisé, sectes de laveurs de cerveau, terreurs révolutionnaires petites et grandes, cette Bête des Bêtes réunit la terreur traditionnelle avec la vocation du contrôle total, et les dépasse toutes en inhumanité. George Orwell l’a décrit en règne du Grand Frère. Les philosophes comme Hannah Arendt [6], l’appellent en nos temps totalitarisme - l’emprise totale sur la personne et la société.
Dans son avatar moderne, cet idéal de régime où "tout ce qui n'est pas interdit est obligatoire" 9], exprime la volonté crue de domination et de contrainte, qui, au nom, sous le prétexte et à l’aide de quelque pensée unique intolérante, peu importe laquelle, transforme des masses humaines de personnes - de fins en soi, dignes comme les proclamait Immanuel Kant - en moyens et objets, et même en matière première, ou chairs à canon, asservis, utilisés et abusés, bientôt corrompus eux-mêmes en complices de méfaits intolérables.
J’ai la peine d’écrire de tels mots, mais comble de la perversité, pour vaincre la Bête, d’autres bêtes tendent à se dresser. Ceux-là mêmes qui vont se lever et vaincre héroïquement les règnes de la bête peuvent tomber dans le piège d’adopter son climat de contrainte et ses méthodes de contrôle total.
Ainsi, la Bête collective accomplit - et accomplira de nouveau chaque fois qu’on la laissera faire - un dommage effroyable – la destruction de l’héritage de civilisation [8] qui nous rend humains. C’est chaque fois un sinistre règne gris de la peur, avec atrocités sans limite, génocide, nettoyage et massacre ethnique, religieux ou politique.
Comble de tout cela, dans son avatar moderne, la tyrannie devenue totalitarisme contamine et déprave le corps social en son entier. Des nations entières sont entraînées à prendre part et devenir collectivement accessoires, complices de crime, avant d’être collectivement perdantes. Car, heureusement, la Bête a toujours mal fini ses « empires de mille ans ». Au lendemain, l’Humanité se réveille à la gueule de bois, ruinée et coupable de crimes contre l’humanité, c'est-à-dire de crimes contre elle-même.
Je le souligne encore une fois. En écrasant ses proies par oppression, abêtissement, famine, exclusion, terreur, torture et mort, la grande Bête de l’emprise totalitaire tente l’ultime déshumanisation, le mal absolu, radical, une originalité monstrueuse : corrompre non seulement les exécutants et les spectateurs, mais aussi, chose inouïe, dévoyer les victimes; tourner tous les êtres humains impliquées en possédés, bétail, matière première, pièces de rechange ou robots.
Notes
[2] Le cauchemar du Panopticum, la prison universelle dont l’architecture permet la surveillance de toute l’humanité, a été bien décrit, depuis longtemps, par le philosophe Jeremy Bentham - The Panopticon Writings. Ed. Miran Bozovic (London: Verso, 1995). Voir aussi Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975. Cet avenir est déjà trop bien décrit, il suffit de lire et d’ouvrir les yeux.
[3] Moglen, Eben, Snowden and the Future: Part III, Columbia Law School, November 13, 2013
http://snowdenandthefuture.info/PartIII.htlm
[4] Arendt, Hannah, Origins of Totalitarianism (New ed.), Harcourt, San Diego.., 1979
[5] Baron-Cohen, Simon, The Science of Evil - On Empathy and the Origins of Cruelty, Basic Books, New York, 2011
[6] En essence: « Ce que tu ne voudrais pas que l'on te fît, ne l'inflige pas à autrui.» Voir aussi http://wisdom.tenner.org/blog/variations-on-the-golden-rule
[7] Amplement décriée par Etienne de la Boétie dans son Discours de la servitude volontaire
[8] Card., C., The Atrocity Paradigm, Oxford U.P., Oxford.., 2002
[9] Vetlesen, Arne Johan, Evil and Human Agency - Understanding Collective Evildoing, Cambridge U.P., Cambridge..., 2005 Voir la discussion sur “la manière de juger le mal” pp 221-223 qui doit être extérieure, objective et impartiale…hors du contexte « car les perspectives des participants sont basées sur l’intérêt », tandis que, le mal souffert peut seulement être compris du point de vue de celui qui le soufre, de la victime.
[10] Ibid Arendt, Hannah, Origins of Totalitarianism (New ed.), Harcourt, San Diego.., 1979 [12] Arendt, (idem)
[11] White, T.H. The Once and Future King (La Quête du roi Arthur), Harper Collins, 1996
[12] Alain C., Pathologie de la Bête - Approche causale du mal collectif, 2015, (communication personnelle) propose un signe indice important, « les attaques contre la culture ». Effectivement, l’hostilité contre la culture et l’intellectuel sied bien à toute pensée figée.
* Une version initiale de cet essai se trouvé à wisdom.tenner.org (2012) Behold the rousers of the beast