1. Rousseau dans le cabinet de réflexion ?
La Franc-maçonnerie et l'œuvre rousseauiste ont-elles une lointaine parenté, une origine identique, une fortune commune?
Des termes utilisés par Jean-Jacques Rousseau font partie des références classiques de la Franc-maçonnerie. Ne trouve-t-on pas l'expression nouvelles lumières et l'amour de bien-être est le seul mobile des actions humaines dans le Deuxième Discours [1] ? Quelques-unes ont retenu notre attention.
Il s'agit à la fois de notions couramment évoquées dans le REAA (de Suisse) et de concepts abondamment cités dans les travaux et les publications du XVIIIe siècle, en particulier chez les Encyclopédistes.
Chaque terme de cet article est défini à l'aide de l'ouvrage de Daniel Ligou [3] et examiné dans la perspective de la philosophie du Citoyen de Genève. En établissant cette approche entre des termes puisés dans la littérature de la Franc-maçonnerie et des termes choisis par le Citoyen de Genève nous souhaitons examiner les influences réciproques. De quelle manière la pensée de Jean-Jacques Rousseau a-t-elle pu inspirer le corpus naissant de la Franc-maçonnerie? Ce déploiement de notions propres à la Franc-maçonnerie, a-t-il pu nourrir la vision du Citoyen de Genève?
Le terme travail dans le DFM est résumé ainsi: Depuis James Anderson (1679-1729) le travail maçonnique a cessé de se limiter à la construction des cathédrales. En un éclatement moderne et généreux, le travail maçonnique, sans cesser d'être attaché à un rituel et à une gestuelle spécifique est devenu un travail à vocation universelle. Des Obédiences et leurs loges sont implantées dans le monde entier. Le travail maçonnique vise au perfectionnement de plus en plus nécessaire de l'homme et de la société [4]. On distingue, en outre, le travail symbolique, le travail de recherche et d'information et le travail à l'extérieur de la Loge. On entre dans le registre du travail comme action destinée à acquérir de nouvelles connaissances, sorte de vocation réservée à l'être humain tentant d'accéder à la Connaissance. Pour Jean-Jacques Rousseau, l'idée de travail [5] se rapproche de l'état d'une personne qui mène une activité imposée par l'organisation des hommes; il se considère à la fois plein d'entrain et pratiquant volontiers le far niente.
On comprend entre autres que la passion relève de conditions fondamentales: éducation, fortune, préjugés, imagination, histoire individuelle... Mais avant tout Jean-Jacques Rousseau s'applique à distinguer les passions aimantes et douces et les passions haineuses et cruelles. George Sand parle de lui en berger extravagant, amoureux de la paresse, de la musique, de l'amitié, de la botanique, de la gourmandise. Il nous semble pourtant que la passion chez Jean-Jacques Rousseau est surtout guidée par la raison, l'héroïsme, le civisme, la vertu. Il précise que même les passions qui l'ont fait vivre l'ont aussi tué. L'amour-propre affirme-t-il lui-même n'existe pas dans l'état de nature.
En méditant sur les instants importants de sa vie, Jean-Jacques Rousseau écrit les Rêveries du promeneur solitaire. Il aime se livrer à la confidence, il se confie à cette nature qui l'inspire. L'homme vrai, selon Jean-Jacques Rousseau, lui, ne sert jamais la vérité aussi fidèlement que quand il faut s’immoler pour elle. [9] Cette vérité cultivée au sein d'une méditation toute personnelle s'affranchit de l'emprise de l'extérieur, en particulier des influences religieuses. La rêverie bienheureuse est inspirée, parce que libre, et expression d'un moi authentique, parce que portée par une indépendance innocente. Au chapitre «vérité», Jean-Jacques Rousseau, ému à la fin de sa vie, avoue ses mensonges. Il a nié l'existence de ses enfants lorsqu'une personne lui demandait: avez-vous des enfants? Il a volé un ruban, il a honte, il est plein de remords, il veut dire ce tourment. Si lourd qu'il soit, son propos dévoile un secret. En écrivant, il veut expliquer les raisons de ses mensonges et le cheminement d'une vérité si utile à exprimer car sans exemple. J'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent [10]. On pourrait affirmer que le voyage initiatique comporte au moins trois aspects: celui de la quête errante, de la recherche indéterminée, qui conduit à la reconnaissance du royaume intérieur et extérieur. Ensuite, celui de la descente aux enfers, de la plongée souterraine, l'exploration des abîmes de l'au-delà. Enfin, celui d'une marche spirituelle, approche assurée de la vérité. L'Apprenti accomplit ses voyages, le Compagnon va à la découverte de ses fins, les voyages du Maître sont l'approche du grand mystère. Le «Maître Secret» voyage pour trouver la Vérité et la Parole perdue, le «Rose-Croix » découvre, au terme de son voyage, les trois vertus théologales - la foi, l'espérance, la charité. Mais le cabinet d'Emile est plus riche que ceux des Rois; ce cabinet est la terre entière [11].
Jean-Jacques Rousseau admire les campagnes, aime vivre au grand air, se forge une santé, se réjouit du prochain repas; se déplacer dans l'espace devient une initiation à penser librement, à laisser son âme grandir au contact de l'univers dont il parle en ami inspiré; les étoiles lui parlent, les fleurs lui communiquent le langage secret de la vie. W. Cowper (1731-1800) ne dit-il pas: Je suis roi de tout ce que je contemple. Mon droit ici n’est pas à discuter.
Le voyage exerce une fascination sur Jean-Jacques Rousseau. L'instruction qu'on retire des voyages se rapporte à l'objet qui les fait entreprendre. Quand cet objet est un système de philosophie le voyageur ne voit jamais que ce qu'il veut voir : quand cet objet est l'intérêt, il absorbe toute l'attention de ceux qui s'y livrent [14]. Il se sent alors maître de ses approches; il peut garder ses distances, attendre le moment propice pour retrouver les hommes ou songer au bonheur d'habiter à son gré une province reculée. Son goût pour une société idéale rejoint l'engagement maçonnique, dévoué à une cause qui le dépasse.
La notion d'égalité a joué un rôle indiscutablement de première importance dans l'histoire des conceptions maçonniques françaises. Son symbole opératif est le Niveau, son symbole rituel est à la fois le Cordon et l'Épée. La plupart des historiens sont d'accord pour reconnaître que les Loges du XVIIIe siècle étaient, dans une certaine mesure, une institution «égalitaire», dans laquelle disparaissait la vieille «société d'ordres».
Le rituel du bandeau existe lors des initiations d'Eleusis dans la Grèce Antique. Le bandeau apparaît dans la Maçonnerie spéculative où la réception est transformée en initiation au terme de laquelle est donnée «l'illumination» toute spirituelle. Jean-Jacques Rousseau décrivant sa mission de gouverneur s'explique : « Je choisirai le temps, le lieu, les objets les plus favorables à l’impression que je veux faire. J'appellerai pour ainsi dire toute la nature à témoin de nos entretiens; j'attesterai l'Etre éternel dont elle est l'ouvrage de la vérité de mes discours, je le prendrai pour juge entre Emile et moi; je marquerai la place où nous sommes, les rochers, les bois, les montagnes qui nous entourent pour monuments de ses engagements et les miens» [17].
Quelques citations romaines et maçonniques chez Jean-Jacques Rousseau!
Lorsque vous prenez le temps de vous promener dans Rome – émerveillés- vous prêtez attention aux innombrables plaques épigraphiques. Ces dernières rappellent la mémoire de résistants durant la seconde guerre mondiale, les initiatives de la Municipalité romaine, restauratrice d'édifices et de monuments ainsi que le souvenir d'illustres personnages. L'attention est attirée par des citations latines, souvent en caractères minuscules, qui renvoient à l'Empire romain et à sa gloire. Gravés sur le fronton d'une façade, à côté d'une fenêtre, à proximité d'une fontaine ou à l'entrée d'une église, ces fragments éclatés racontent en mille et un épisodes le destin incroyable de cette ville et le souvenir de ses conquêtes. Les curieux auront à cœur de relier les mini-récits à l'histoire exceptionnelle de la Ville éternelle dont ils se souviennent. Scipion et Caton, héros de ces lieux, remplissent d'admiration les historiens qui leur ont succédé. Plus près de nous, Jean-Jacques Rousseau, dès sa tendre enfance, a entendu évoquer leurs exploits à travers les récits de son père. Installé au-dessus de Chambéry, dans les jardins des Charmettes, inspiré par Madame de Warens, il écrit:
Je ris tranquillement de l'humaine misère;
ou bien avec Socrate et le Divin Platon,
je m'exerce à marcher sur les pas de Caton (...) [18].
Outre des références aux philosophes grecs et romains, apparaissent dans l'œuvre de Jean-Jacques Rousseau, ici et là, des images, des allusions, des descriptions, des souvenirs, des citations qui renvoient le lecteur à un univers particulier, tout à fait inattendu, l'univers de la pensée maçonnique. Nous nous sommes limités à évoquer quelques-uns de ces textes. Imaginons que Jean-Jacques Rousseau ait estimé qu'il convenait de laisser à ses lecteurs le loisir de mettre en lumière des références maçonniques, coutume en vigueur dans cet ordre initiatique. Familier de cette approche, il savait bien sûr que les lecteurs ne s'y tromperaient guère.
1.1.1 Jean-Jacques Rousseau: indices biographiques
Or dans les relations d'homme à homme, le pis qui puisse arriver à l'un étant de se voir à la discrétion de l'autre, n'eût-il pas été contre le bon sens de commencer par se dépouiller entre les mains d'un chef des seules choses pour la conservation desquelles ils avaient besoin de son secours? [19].
Soulignons d'emblée qu'à notre connaissance Jean-Jacques Rousseau n'a pas manifesté ni son désir d'être initié à la Franc-maçonnerie, ni son souhait de s'affilier à une Loge. Nous ne disposons d'aucun indice prouvant qu’il appartenait à une Loge. La question de son affiliation à la Franc-maçonnerie n'est donc pas retenue. Nous n'évoquerons donc que quelques situations - les ateliers, les rencontres, les voyages - qui constituent des étapes créatrices de sa vie et de sa pensée ; tout au plus soulignerons-nous l’existence d'expressions chez Jean-Jacques Rousseau que l'on trouve aussi dans la littérature maçonnique. Il y a des situations similaires dans la vie de Jean-Jacques Rousseau et dans le parcours ésotérique d'un Franc-maçon, des rapprochements et des voies parallèles propres à inciter pour les uns à parler de fraternité et d'intrigues pour les autres. Ce rapprochement permet de parler de la lumière dans le contexte de la philosophie des Lumières, au sein duquel la Franc-maçonnerie est née et où elle s’est développée en participante active; il s'agit alors des lumières de la raison.
Nous traiterons du deuxième pas pour marquer une démarche, un déplacement, un mouvement que Jean-Jacques Rousseau entreprend vers les autres.
Nous examinerons l'importance du troisième pas pour souligner de quelle manière la réflexion qu'adopte Jean-Jacques Rousseau dans le domaine de la spiritualité le rapproche de celle d'un initié désireux de reconnaître une force qui le dépasse, confiant sa vie et l'avenir de l'humanité à une force supérieure [21].
- A présent je dois vous dévoiler le but principal de notre ordre, dit-il, et si ce but correspond au vôtre, vous aurez avantage à entrer dans notre confrérie. Le but essentiel et en même temps le principe même de notre ordre, son fondement qu'aucune force humaine ne peut ébranler, est la sauvegarde et la transmission aux générations à venir d'un important mystère parvenu jusqu'à nous du fond des siècles les plus reculés et même depuis le premier homme, mystère dont dépend peut-être le sort du genre humain. Mais la nature de ce mystère est telle que nul ne peut le connaître et en user sans s'y être préparé par une longue et minutieuse purification de soi; personne ne peut espérer y accéder rapidement [22]. Cette préparation, étape vers l'initiation, marque un moment important pour l'impétrant ; cette démarche, à la fois quête et fil conducteur, le rapproche de ses Frères et l'aide à devenir ce qu'il est. Le serment ouvre le Franc-maçon à la connaissance de soi même. Il écoute ce qui est dit par les autres Frères, il retient, il mûrit des questions constructrices, il pèse ses paroles, autant d'attitudes propres à construire l'Apprenti maçon à l'ouverture de l'oreille du cœur [23].
NB: A partir de ce chapitre des lettres [(a), (b)....] renvoient à des informations complémentaires relatives à la vie et à l'œuvre de Jean-Jacques Rousseau.
Le premier pas
1.1.3 Le deuxième pas
Plus tard, grâce à l'appui de personnages en vue, à son entregent et à des circonstances favorables, il devient secrétaire de l'ambassadeur de France à Venise (g).
En disgrâce, après une année d'activité menée avec succès, auprès d'un diplomate peu conciliant et brouillon, Jean-Jacques Rousseau s'installe à Paris, fréquente les philosophes, poursuit la composition musicale qui retient l'attention de la famille royale.
Il commence à publier des articles (Jean-Jacques Rousseau obtient le Prix de morale de l'Académie de Dijon en 1750) [25] qui apportent la preuve de son talent de penseur d'avant-garde.
L'œuvre du musicien-philosophe (h) écrite en un langage inspiré, fascine.
Ses chefs-d'œuvre ne laisseront pas ensuite de déranger durablement les autorités religieuses.
Ses œuvres se voient condamnées, lui-même déclaré de « prise de corps », il emprunte les routes de l'Europe. Commence alors pour lui une période d'exaltation et d'errance (i).
1.1.4 Le troisième pas
L'académicien Jean-Marie Rouart se souvient : Lorsqu'on me délia mon bandeau, J'éprouvai l'émerveillement que ressentit Alice: moi aussi j'avais traversé le miroir. Un spectacle féérique et inquiétant se présentait à mes yeux tandis que s'élevait, bienfaisant, aérien, un hymne maçonnique de Mozart : une dizaine de Francs-maçons en tenue me pointaient leurs épées vers le cœur. [26].
Dans sa vie, dans son œuvre, Jean-Jacques Rousseau devient-il le héros d'une nouvelle approche de l'existence, invente-t-il un modèle existentiel inédit ? Assigne-t-il un nouveau rôle à l'éducation, école de la connaissance, par étapes graduelles? Son discours rejoint l'idéal maçonnique. Il séjourne en Angleterre, s'installe à Bourgoin-Jallieu, revient à Paris, accepte l'hospitalité du marquis de Girardin dans sa propriété à Ermenonville, le 20 mai 1778. Au cours d'une ultime randonnée (k) au petit matin - voyage vers la lumière, il meurt dans ce domaine conçu comme un art de vivre, en août de la même année.
Alexandre Dumas (1802-1870) met en scène les préliminaires d'une initiation de Jean-Jacques Rousseau en les imaginant à partir d'une documentation personnelle. Cette chronique mondaine intitulée Joseph Balsamo est parue entre 1846 et 1848. Les citations ci-après sont extraites de cet ouvrage. Le règne de Louis XVIII s'achève; s'annoncent les prémices de la Révolution de 1848. Le dialogue auquel nous assistons au sein de cet atelier maçonnique rappelle des épisodes que Jean-Jacques Rousseau a tantôt subis, tantôt vécus, souvent confronté à des oppositions auxquelles il a dû faire front. Ses écrits, ses pérégrinations, ses voyages métaphysiques et sa vision de la Nature en témoignent. Sa confiance en l'homme lui fait dire le miracle de son existence quand elle est associée au divin. Son existence devient, au gré des saisons, une nouvelle manière de rendre hommage aux forces de la Nature. Celles-ci invitent les hommes à répondre à des lois qui les dépassent. Son existence, en butte à l'obscurantisme, semblerait plutôt assez proche de l'idéal maçonnique. Essayons de mieux comprendre le psychodrame auquel nous sommes conviés, restitué avec talent par Alexandre Dumas.
1.1.6 Entretien entre les Frères de la Loge et Jean-Jacques Rousseau extraits de l'œuvre d’A. Dumas [27].
Scène 1: Jean-Jacques Rousseau invité par un inconnu
Dans la capitale, à l'issue du défilé royal, trois personnes, installées à l'angle du quai aux Fleurs et de la rue de la Barillerie, bien que ne se connaissant pas, échangent quelques mots. Le vieillard - Jean-Jacques Rousseau - sourit au jeune homme et lui dit :
- Il me semble que je vous connais... ajoutant :
-Je vous ai déjà vu. Le jeune répondit aussitôt:
-Dans la nuit du 31 mai. Jean-Jacques Rousseau voulut préciser :
- Ah! vous êtes ce jeune chirurgien, mon compatriote, M. Marat? [Cette allusion fait référence au lieu de naissance de Jean-Paul Marat (1743-1793) à Boudry près de Neuchâtel] Réponse:
- Oui, monsieur, pour vous servir. La troisième personne restée silencieuse, en baissant la voix s'adressa à Jean-Jacques Rousseau :
- A ce soir, rue Plâtrière, monsieur Rousseau ... N' y manquez pas. Puis aussitôt l'homme disparut.
- Ainsi, se dit-il, ce secret que tout initié garde au péril de sa vie, il est donc en la possession du premier venu. Un homme me connaît, qui sait que je serai son associé, et peut-être son complice là-bas... Un pareil état de choses est absurde et intolérable. Se remémorant ce bref entretien, Jean-Jacques Rousseau marcha plus vite, lui d'ordinaire si plein de précautions, surtout depuis son accident de la rue Ménilmontant. A son domicile, il se mit à table n'écoutant guère les propos de son épouse qui subitement fut prise d'un de ces accès de jalousie comme en ont par contrariété les gens taquins. Thérèse, observant Jean-Jacques Rousseau plutôt agité et fixant la rue, s'exclama :
- A quel rendez-vous vous préparez-vous, avec votre air de libertin? Jean-Jacques Rousseau ne répondit pas; les propos de sa femme agissaient comme une réprimande; malgré lui il se vit entouré d'ennemis. Il se reprochait son manque de courage, il en appelait à son honneur. Il aimait entendre parler de régénération du genre humain et que des « agents mystérieux d'un pouvoir sans limite» viennent me voir sur la base de «mes écrits ». Il se répétait à lui-même:
-Je ne reculerai pas lorsqu'il s’agit de suivre mon œuvre, de substituer l'application à la théorie. Rousseau retrouvait confiance, se disant, qu'enfin «les peuples sortent de l'abrutissement», l'homme futur sera un être libre. Thérèse assoupie ne le vit pas quitter l'appartement. Portant un habit soigné, le visage au regard pétillant, Jean-Jacques Rousseau appréciait cet instant. Il avait rendez-vous à quelques pas de chez lui et devait respecter une consigne. Il trouverait au fond d'un couloir un homme assis paisiblement, comme un marchand après sa journée de vente qui lisait ou feignait de lire une gazette. L'inconnu poussa une porte, il invita Jean-Jacques Rousseau à faire quelques pas. Sans bruit, la porte se referma. Au bas de l'escalier, il sentit un souffle chaud l'envahir, des hommes parlaient entre eux. Jean-Jacques Rousseau remarqua les murailles tapissées de toiles rouges et blanches, sur lesquelles étaient figurés divers instruments de travail, plus symboliques sans doute que réels. Personne ne fit attention à son arrivée. Il s'installa sur un des derniers bancs et s'appliqua à compter trente-trois têtes dans l'assemblée. Un bureau élevé sur une estrade attendait le président.
Alexandre Dumas continue: Une sonnette retentit, une personne «prit place sur l'estrade». Après avoir fait quelques signes de la main et des doigts, signes qui furent répétés par tous les assistants, et auxquels il en ajouta un dernier plus explicite que les autres, il déclara la séance ouverte. En quelques mots, il annonça qu'il allait procéder à la réception d'un nouveau frère et précisa :
«Ne soyez pas surpris que nous vous ayons réunis dans ce local où les épreuves ordinaires ne peuvent être essayées, les épreuves ont paru inutiles aux chefs. Le frère qu'il s'agit de recevoir est un des flambeaux de la philosophie contemporaine, c'est un esprit profond qui nous sera dévoué par conviction, non par crainte. Celui qui a sondé tous les mystères de la nature et tous ceux du cœur humain ne saurait être impressionné de la même façon que le simple mortel à qui nous demandons l'aide de ses bras, de sa volonté, de son or. Il nous suffira, pour avoir la coopération de cet esprit distingué, de ce caractère honnête et énergique, il nous suffira de sa promesse, de son acquiescement».
Jean-Jacques Rousseau, peu habitué à ces procédures auxquelles étaient soumis habituellement les récipiendaires, reçut avec une joie profonde la décision de se voir dispenser des épreuves. Il connaissait assez peu les exigences maçonniques desquelles personne n'était exonéré. Il s'apprêtait à exprimer sa reconnaissance. Une personne prit la parole et s'adressa à l'ensemble de l'auditoire.
-Puisque vous vous croyez obligé de traiter en prince un homme comme nous, au moins, puisque vous le dispensez des angoisses physiques comme si ce n'était pas un de nos symboles que la recherche de la liberté à travers le souffrance du corps, nous espérons que vous n'allez pas conférer un titre précieux à un inconnu sans l'avoir questionné selon le rite et sans avoir obtenu sa profession de foi. Jean-Jacques Rousseau voulut voir le visage de cet interlocuteur; en se retournant, il reconnut le jeune chirurgien croisé le matin au quai aux Fleurs. Jean-Jacques Rousseau prit la parole:
- Je m'étonne bien plus des interpellations lorsque je vois par qui elles ont été faites. Quoi! un homme dont l'état est de combattre ce qu'on appelle la souffrance physique et de venir ainsi en aide à ses frères, qui sont aussi bien les hommes ordinaires que les maçons; (...) Il prend un singulier chemin pour mener la créature au bonheur, le malade à la guérison. Le jeune homme reprit la parole:
- Si l'on a cru devoir épargner au récipiendaire les épreuves, il y a lieu de lui poser au moins les questions.
Scène 3: Jean-Jacques Rousseau candidat proposé à l'assemblée
Le vénérable poursuivit :
-Le frère qui va entrer dans l'association est assez connu pour que nous ne cherchions pas à mettre dans nos relations maçonniques un ridicule et inutile mystère. Tous les frères présents savent son nom et son nom est une garantie. Mais, comme lui-même, j'en suis sûr, aime l'égalité, je le prie de s'expliquer sur la question que je pose uniquement pour la forme :
- Que cherchez vous dans l'association?
Jean-Jacques Rousseau en se levant posa sur l'assemblée un regard intimidé et s'élança:
- J’y cherche ce que je n'y trouve pas.
Je suis persuadé qu'aucun parmi vous ne veut porter atteinte à ma vie. Vous m’acceptez dans vos rangs pour soutenir votre cause. J'ai fait plus que vous tous mon apprentissage de douleurs; j'ai sondé le corps et j'ai palpé jusqu'à l'âme. Si j’ai accepté de venir parmi vous lorsqu'on m'en a sollicité, c'est que je croyais pouvoir être utile. Je donne donc, je ne reçois pas. On l'interrompit :
- Vous vous trompez, illustre «Frère», il y a plus que vous ne pensez dans l'association que vous voulez bien accepter ; il y a tout l'avenir du monde; l'avenir, vous le savez, c'est l'espoir, c'est la science; l'avenir, c'est Dieu qui doit donner sa lumière au monde, puisqu'il a promis qu'il la donnerait. Admiratif, Jean-Jacques Rousseau regardait cet homme soigné et distingué qui venait de parler et dont le regard exprimait une profonde conviction. Jean-Jacques Rousseau lui répondit :
-La science, abîme sans fond, vous me parlez science, consolation, avenir, promesse; un autre me parle matière, rigueur et violence: lequel croire? Il en sera donc de l'assemblée des frères comme parmi les loups dévorants de ce monde qui s'agite au-dessus de nous? Loups et brebis! Écoutez donc ma profession de foi, puisque vous ne l'avez pas lue dans mes livres.
Scène 4: Le Frère Marat exprime une réticence
Marat répondit aussitôt :
- Vos livres sont remarquables parce qu'ils parlent comme s'exprimaient Pythagore, Solon et Cicéron; vous ressemblez à celui qui voudrait nourrir une foule affamée avec des bulles d'air plus ou moins irisées par le soleil.
Jean-Jacques Rousseau poursuivit inébranlable:
- Avez-vous vu naître l'homme, cet événement vulgaire et pourtant sublime? L'avez-vous vu naître sans qu'il ait amassé neuf mois la substance et la vie aux flancs de sa mère? Ah, vous voulez que je régénère le monde avec des actes?... Ce n'est pas régénérer cela, monsieur, c’est révolutionner! Le jeune homme se fit accusateur :
- Alors vous ne voulez pas de l'indépendance? alors vous ne voulez pas de la liberté?
Jean-Jacques Rousseau riposta aussitôt :
- Au contraire, car l'indépendance, c'est mon idole; car la liberté, c'est ma déesse. Je veux d'une liberté douce et radieuse qui échauffe et qui vivifie. Je veux d'une égalité qui rapproche les hommes par l'amitié, non par la crainte. Je veux l'éducation, l'instruction de chaque élément du corps social (...) Je le répète, je veux ce que j'ai écrit : le progrès, la concorde, la dévouement. Le président s'adressa à l'assemblée:
- Le «frère» récipiendaire vous paraît-il digne d'entrer dans l'association? en comprend il les devoirs? Nous attendons que vous prêtiez le serment répéta le président. Jean-Jacques Rousseau répliqua:
- Je ne voudrais pas blesser les convictions de quelques membres de cette association. ( ...) Je crois sincèrement faire plus pour le monde et pour vous, loin de cette assemblée, que je ne ferais en pratiquant assidûment vos coutumes. (...) Je penche vers la tombe : chagrins, infirmités, misères, m'y poussent activement ; vous ne pouvez retarder ce grand œuvre de la nature (...)
Emu, Marat prit la parole:
- Vous refusez donc de prêter le serment?
- Je refuse positivement; je ne veux pas faire partie de l'association: trop de preuves établissent pour moi que j’y serais inutile. L'homme à la voix conciliante, reprit la parole:
- Frère, permettez-moi de vous appeler ainsi, car nous sommes réellement des frères en dehors de toute combinaison de l'esprit humain. Frère, ne cédez pas à un moment de dépit bien naturel: sacrifiez un peu de votre légitime orgueil, faites pour nous ce qui vous répugne. Vos conseils, vos idées, votre présence, c'est la lumière! Ne nous plongez pas dans la double nuit de votre absence et de votre refus.
- Gardez-vous de ces pensées, reprit Jean-Jacques Rousseau. Je ne vous ôte rien, puisque je ne donnerai jamais plus que je n'ai donné à tout le monde, au premier lecteur venu, à la première interprétation des gazettes, si vous voulez le nom et l'essence de Rousseau (...) placez une collection de mes ouvrages, placez les volumes sur la table de votre président et, lorsque vous irez aux opinions et que mon tour de dire la mienne sera venue, ouvrez mon livre, vous trouverez mon avis, ma sentence.
Marat parvient à retenir Jean-Jacques Rousseau en s'adressant directement à lui :
- Il serait peu régulier de donner accès dans notre sanctuaire à un profane qui, n'étant lié par aucune clause même tacite, pourrait, sans être un malhonnête homme, révéler nos mystères.
«Je jure en présence du grand Dieu éternel, architecte de l'univers, de mes supérieurs et de la respectable assemblée qui m'entoure, de ne révéler jamais, ni faire connaître, ni écrire rien de ce qui s'opère sous mes yeux, me condamnant moi-même, en cas d'imprudence, à être puni selon les lois du grand fondateur, de tous mes supérieurs, et la colère de mes pères. (...) » « Vous êtes un homme, non un frère, vous êtes un homme d'honneur placé vis-à-vis de nous seulement dans la position d'un semblable. Nous abjurons donc ici notre qualité pour vous demander une simple parole d'honneur, d'oublier tout ce qui s'est passé entre nous ».
Jean-Jacques Rousseau ému dit :
- Comme un rêve au matin; je le jure sur l'honneur. Il fut l'un des premiers à quitter la salle.
Après cette cérémonie destinée à mettre en présence Jean-Jacques Rousseau et les frères d'une Loge parisienne, examinons son déroulement et les réponses apportées par Jean-Jacques Rousseau.
Première étape: Le président de l'assemblée, également appelé le vénérable, demande à Jean-Jacques Rousseau de préciser ce qu'il recherche en acceptant d'entrer dans l'association.
Deuxième étape: Jean-Jacques Rousseau, en deux mots, répond qu'il cherche ce qu'il ne trouve pas. Il pense être utile pour la renommée de l'association.
Troisième étape: Un frère explique à Jean-Jacques Rousseau qu'il est peut-être dans l'erreur puisque l'association se montre solidaire de l'avenir du monde et que Dieu, lumière de la connaissance parmi les hommes, instaure les bases d'une humanité par des pensées et des actes généreux.
Quatrième étape: Un frère s'adresse à Jean-Jacques Rousseau l'accusant d'oublier les bienfaits de l'indépendance et de la liberté; le Citoyen de Genève parle aussitôt d'égalité qui rapproche les hommes, de l'amitié qui renforce leur confiance, de l'éducation qui libère l'homme de ses chaînes se référant à sa profession de foi.
Cinquième étape: Le président recherche l'assentiment des personnes de l'assemblée et l'invite à approuver l'admission de Jean-Jacques Rousseau en son sein. A ce moment-là, Jean-Jacques Rousseau parle des derniers jours de sa vie et dit avoir servi les hommes du meilleur de lui-même. Un frère interprète cet aveu de sincérité comme la volonté de renoncer à prêter serment. Alors Jean-Jacques Rousseau, par excès de modestie, se considère comme indigne d'être reçu dans l'association, bien qu'un autre frère l'encourage à mettre de côté son légitime orgueil.
Sixième étape: Jean-Jacques Rousseau se défend de ne pas honorer son serment et confirme que toutes ses convictions se marient parfaitement avec les engagements que les membres de l'association acceptent de servir. Jean-Jacques Rousseau parle avec modestie de ses livres accessibles aux profanes comme aux initiés.
Septième étape: Respectant la volonté d'indépendance de Jean-Jacques Rousseau, le frère Marat souhaite qu'avant de prendre congé de cette assemblée il accepte sur l'honneur de ne dévoiler à quiconque le déroulement de cette séance. Jean-Jacques Rousseau y consent volontiers.
1.1.10 L'indépendance et la liberté d'expression
Ce compte-rendu restitue le déroulement d'une séance d'initiation maçonnique imaginée par Alexandre Dumas. En quelques mots, le président énonce les raisons qui fondent la décision de l'assemblée d'initier Jean-Jacques Rousseau, philosophe des Lumières, dont l'œuvre l'a conduit à un niveau de connaissance et de sagesse remarquable et qui fait l'admiration de la Loge. Les réponses de Jean-Jacques Rousseau impressionnent, confirmant devant une assemblée d'initiés une attitude de cherchant, conscient de ne pas avoir trouvé ce qu'il recherche, décidé à consacrer sa vie à une œuvre qui le dépasse.
1.1.11 Les lois de la Nature, guides des hommes
Entraînés par cette conviction, d'aucuns soupçonnent Jean-Jacques Rousseau de négliger à la fois les bienfaits de l'indépendance et la force de la liberté. Au Citoyen de Genève, qui consacre sa vie à proclamer les principes démocratiques au risque de sa vie, cette affirmation engendre une tension qui empêche Jean-Jacques Rousseau d'exprimer le fond de sa pensée, devant des frères qu'il côtoie pour la première fois. Le président comprend cette situation, admet l'existence d'un antagonisme. L'assemblée ne peut admettre que le pionnier des droits de l'homme instaure, sans réellement le justifier, un culte à la Nature. Elle s'oppose à son éloignement des hommes et de leurs institutions, si progressistes soient-elles. Pour Jean-Jacques Rousseau cette Nature est garante de son indépendance et de sa liberté.
Le président anime une association destinée à perpétuer l'idéal maçonnique en formant des citoyens capables de forger une société basée sur des principes universels. Jean-Jacques Rousseau accepte, sur l'honneur, de garder le silence. Pour lui, les hommes évoluent dans un univers soumis aux lois de la Nature, le travail vers la perfection que Jean-Jacques Rousseau appelle régénération (terme que l'on retrouve dans le texte d'Alexandre Dumas) implique le respect des lois de la Nature. Avant de quitter l'assemblée, Jean-Jacques Rousseau, s'exclame:
- Abandonnez-moi, je ne suis pas fait pour marcher avec les hommes, je les hais et je les fuis; je les sers cependant, parce que je suis homme moi-même et qu'en les servant je les rêve meilleurs qu'ils ne sont.
Le dilemme de Jean-Jacques Rousseau apparaît dans cette déclaration. Bien qu'amoureux d'un milieu naturel éloigné des hommes, conscient que les hommes en société ne se donnent que peu de moyens pour établir la concorde et l'harmonie, il les invite à tendre à l'idéal. L'égalité entre les êtres humains va de pair avec l'amour des lois de la Nature. Cette création divine au cœur de l'homme renforce ses convictions religieuses et apporte le message d'indépendance que proclame le siècle des Lumières. Fort pertinemment, Jean-Jacques Rousseau comprend que le christianisme qui était l'idéologie dominante, donnant au monde sa vision, ses repères, son cadre, ses valeurs fondamentales, commence à décliner. Il ne disparaît pas, il ne disparaîtra jamais, mais son statut change à l'intérieur de la société [30]. Le dialogue qu'offre la Nature invite l'homme à quitter la société aliénante des hommes puisqu’au terme de cette quête amoureuse se trouve la beauté du monde et la manière de le chanter avec des accents nostalgiques, nostalgie qui permettrait à la création de germer [31].
1.1.13 Ils sont tous Frères...
Cette nostalgie, cette intime part de lui-même entre en écho avec un souvenir inoubliable. Jean-Jacques Rousseau se souvient d'une fête à Genève, dans le quartier de Saint-Gervais.
Il écrit: « Je me souviens d'avoir été frappé dans mon enfance d'un spectacle assez simple, et dont pourtant l'impression m'est toujours restée, malgré le temps et la diversité des objets. Le Régiment de Saint-Gervais avait fait l'exercice et selon la coutume, on avait soupé par compagnies. La plupart de ceux qui les composaient se rassemblèrent après le souper dans la place de Saint-Gervais, et se mirent à danser tous ensemble, officiers et soldats, autour de la fontaine, sur le bassin de laquelle étaient montés les tambours, les fifres, et ceux qui portaient les flambeaux. (...)
Avant de quitter ce voyage symbolique au pays de la Franc-maçonnerie et de Jean-Jacques Rousseau, évoquons l'éloge d'une amie du « Citoyen de Genève», Mme de La Tour. (...) Il n'y a point d'auteur qui nous traite aussi favorablement que Jean-Jacques puisqu'en exigeant de nous une plus grande perfection, il prouve qu'il nous en croit susceptibles; et je trouve qu'il nous rend exactement justice, en disant de nous beaucoup de bien et un peu de mal [33]. Marie-Anne de Franqueville née Merlet de Foussomme puis Alissan de La Tour (1730-1789) en fidèle admiratrice, adressa plus de 103 lettres à Jean-Jacques Rousseau et sans doute le rencontra à Paris une ou deux fois [34].
Tanguy L'Aminot, chercheur au CNRS, a publié deux articles pouvant retenir notre attention. Le premier évoque les manifestations qui eurent lieu en 1912 à l'occasion du bicentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau. Il souligne l'importance des querelles qu'a suscitées en France comme en Suisse cette commémoration. Lors du lancement des programmes de manifestations, on vit apparaître de profonds désaccords. D'un côté, les tenants d'une pensée conservatrice, de l'autre les acteurs d'une pensée libérale; l'une et l'autre soutenues par les Francs-maçons. Dans ces milieux, on célèbre Jean-Jacques Rousseau de la manière suivante:
Si Jean-Jacques Rousseau ne reçut jamais la Lumière maçonnique dans nos temples, du moins fut-il longtemps, au début même de sa carrière philosophique, en relations étroites et suivies avec nos Frères Diderot, Helvétius, Voltaire; avec eux, il collabora à «L'Encyclopédie», somme de la science indépendante et de la pensée libre de l'époque, œuvre formidable toute vivifiée par l'esprit des premiers et glorieux Francs-maçons français. Et, dès 1770, les idées de Rousseau apparaissent à certains de nos Frères comme si parfaitement en harmonie avec les tendances de notre Ordre, qu'une Loge, à l’Orient de Paris, prenait pour titre distinctif celui de la Loge Saint-Jean du Contrat Social.
Ces prises de position s'appuient sur des simplifications qui ne reflètent guère les pensées que Jean-Jacques Rousseau défend avec mille nuances. Ces simplifications révèlent que les écrits de Jean-Jacques Rousseau peuvent apparemment soutenir des considérations divergentes dans la mesure où elles sont parfois maladroitement, abusivement, voire malhonnêtement interprétées. Le second examine les relations entre Jean-Jacques Rousseau et Alexandre Dumas. Le romancier conduit (...) le philosophe dans la loge maçonnique de la rue Plâtrière sans qu'aucun élément historique ne permette d'avancer un tel fait. Dumas - dans le roman Joseph Balsamo - n'amène pas Rousseau à adhérer à la Maçonnerie. ( . . .) Ce rapprochement a pour effet de confirmer le caractère radical de la pensée de Rousseau [36].
• Dans un premier temps, familière des représentants incontestés de la philosophie des Lumières, voire nourrie par elle, l'œuvre de Jean-Jacques Rousseau s'en éloigne au vu de l'hostilité de celle-ci aux messages évangéliques. En effet, cette référence permanente dans la pensée rousseauiste marque entre autres signes, sa rupture avec la philosophie des Lumières. Jean-Jacques Rousseau, érudit et penseur indépendant, recherche en solitaire une manière de repenser le message des Evangiles en s'ouvrant aux beautés de la Nature, à une œuvre qui assume l'autonomie de l'entendement humain sans toutefois en percevoir toutes ses virtualités.
• Dans la quête d'une Nature glorifiant le divin, Jean-Jacques Rousseau propose une nouvelle façon d'appréhender l'univers. Mais a-t-il su trouver les mots pour être compris de ses interlocuteurs Maçons ? Par ailleurs, ceux-ci ont-ils respecté les principes de la Franc-maçonnerie?
Henry David Thoreau (1817-1862) aime répéter :
Dirige ton œil en toi et vois
Mille régions en ton âme
Encore à découvrir. Parcours-les, et sois
Expert en cosmographie - du chez soi.
• Ainsi chacun est invité à retrouver en lui-même une connaissance mémorielle. Jean-Jacques Rousseau ne proposait-il pas à chacun de se convertir à l'infinie bonté de la grâce divine? Cette proposition prolonge et définit la notion de perfectibilité, à laquelle Jean-Jacques Rousseau est si intimement attaché. Cette expression revient souvent sous la plume de Jean-Jacques Rousseau : la faculté de se perfectionner à l’aide des circonstances, développe successivement toutes les autres, au but de quelques mois. L’animal sera toute sa vie, et son espèce au bout de mille ans ce qu’il était la première année de ces mille ans [37]. Puisque les idées générales ne peuvent s’introduire dans l’esprit qu’à l’aide de mots et l’entendement ne les saisit que par des propositions. C’est une des raisons pourquoi les animaux ne sauraient se former de telles idées, ni jamais acquérir la perfectibilité qui en dépend. [38]. Rousseau démontre que la perfectibilité, les vertus sociales et les autres facultés ne peuvent jamais se développer d’elles-mêmes [39].
D'autres contributions apporteront de nouvelles lumières sur ce débat. Puisse, dans cette perspective, les commémorations à venir contribuer à poursuivre cet échange passionnant et passionné.
Mon père quoiqu'homme de plaisir avait, non seulement une probité sûre, mais beaucoup de religion. Galant homme dans le monde et chrétien dans l'intérieur, il m'avait inspiré de bonne heure les sentiments dont il était pénétré [41]. Isaac Rousseau parle à son fils de son séjour au sein de la communauté genevoise à Péra comme horloger du sérail. En effet, Isaac Rousseau, de 1705 à 1711, fut horloger à Constantinople comme il le fut tout d'abord à Genève puis à Nyon jusqu'à la fin de sa vie. Isaac, ce père estimé, parle à son fils de ses voyages. Quand Isaac Rousseau, en s'adressant à son fils, évoque son séjour dans l'Empire ottoman, Jean-Jacques Rousseau le comprend aussitôt. Les récits de son père jusqu'au petit matin lui font imaginer la vie quotidienne des artisans à Constantinople, dans le quartier réservé aux Européens. Les voyages de son père et ses propres voyages forment le cheminement vers les portes des connaissances intimes. Isaac Rousseau a-t-il été en contact, à Péra, avec des compagnons artisans? Pour l'heure, la question reste ouverte...[42].
b) A la suite du départ précipité de Genève d'Isaac Rousseau suite à une querelle avec le capitaine Gautier, Jean-Jacques Rousseau est confié à une sœur d'Isaac (Théodora), qui le place chez un pasteur genevois - Jean-Jacques Lambercier, au service de l'Église protestante - dans le village savoyard de Bossey, situé à la frontière de la République de Genève.
Dans ce village, Jean-Jacques Rousseau suivra un programme «scolaire», il aime apprendre et le fait d'évoluer dans la nature l'enthousiasme, tout à la fois cabinet de verdure et cabinet d'écriture; lieu privilégié préparatoire à la réflexion!
En Maçonnerie les outils deviennent des objets symboliques.
d) Quelques jours plus tard, survivant grâce à la générosité de quelques paysans genevois. Les paysans m'accueillaient, me logeaient, me nourrissaient trop bonnement pour en avoir le mérite. Cela ne pouvait pas s'appeler faire l'aumône; ils n'y mettaient pas assez l'air de la supériorité [43]. Jean-Jacques Rousseau frappe à la porte de la maison du curé Benoît de Pontverre. Ce curé affiche ouvertement son opinion, il dit haut et fort que Genève, en choisissant le 21 mai 1536 la religion protestante, est entrée, sous l'influence de Jean Calvin, dans une phase d'hérésie. Le curé, fidèle à l'Église catholique, utilisera tous les moyens, y compris le pamphlet, pour «sauver les âmes genevoises en perdition». Jean-Jacques Rousseau écoute attentivement les propos du curé convertisseur et comprend qu'il possède lui-même une connaissance des textes théologiques supérieure à celle de l'ecclésiastique. Dieu vous appelle, me dit M. de Pontverre. Allez à Annecy ; vous y trouverez une bonne Dame bien charitable, que les bienfaits du Roi mettent en état de retirer d'autres âmes de l'erreur dont elle est sortie elle-même [44].
Plus tard, désireux de mieux connaître le pays d'une servante au service de Madame de Warens, Jean-Jacques Rousseau décide de l'accompagner en Suisse romande. Revenu à Chambéry, l'ancien apprenti graveur devient l'élève studieux, encouragé par un compagnonnage affectueux et empressé. L'enseignement peu attrayant de la musique le pousse à concevoir une méthode de notation musicale. Pour en vérifier la pertinence, il se rend à Paris. Cette confrontation offre une image exceptionnelle de ce jeune musicien fort de ses seules connaissances d'autodidacte prêt à se confronter à des professionnels prestigieux. Dans cette démarche se mêle une quête de connaissances et un essai de création originale.
g) Engagé comme secrétaire de l'Ambassadeur de France à Venise, Jean-Jacques Rousseau se passionne pour cette fonction. Son expérience se renforce au contact des conflits qu'il doit gérer; son goût pour les mélodies s'accorde à l'amour qu'il éprouve pour une ville musicale entre toutes. Seule ombre au tableau, une sourde rivalité avec l'ambassadeur.
h) A Montmorency, Jean-Jacques Rousseau trouve un environnement propice à l'élaboration de ses œuvres «majeures» - il a cinquante ans - il écrit Le Contrat Social, La Nouvelle Héloïse, Emile ou de l'éducation.
i) Référence permanente chez Jean-Jacques Rousseau, l'éducation d'alors préconise que chaque individu réponde aux exigences de ses ancêtres. Jean-Jacques Rousseau entend combattre l'ignorance, appelle de ses vœux un système au sein duquel l'individu parvient à progresser grâce à un enseignement faisant appel à la nature en se gardant bien d'omettre la nature humaine. Son credo : Laissez mûrir l'enfance dans les enfants [50]. Il existe un lien profond entre le projet d'une éducation où la tâche de l'éducateur consiste à respecter le rythme d'apprentissage de son élève (le libérant ainsi des préoccupations liées à son état) et la liberté accordée aux Francs-maçons accomplissant leur parcours initiatique. Jean-Jacques Rousseau s'étonne de la rigidité des programmes scolaires: Vous êtes alarmé de le voir consumer ses premières années à ne rien faire, comment! N'est-ce rien que d'être heureux? N'est-ce rien que de sauter, jouer, courir toute la journée? De sa vie il ne sera si occupé [51]. Cette éducation donne à la réalité une part belle puisque le voyage conduit le «cheminant » ou le «cherchant » vers un secret. A Montmorency, Jean-Jacques Rousseau reçoit la demande d'un jeune homme qui souhaite s'établir à proximité du «Citoyen de Genève» afin de venir suivre son enseignement. Jean-Jacques Rousseau lui écrit : Vous n'avez pas besoin d'aller chercher si loin les principes de la Morale. Rentrez dans votre cœur, et vous les y trouverez; et je ne pourrai rien vous dire à ce sujet que ne vous dise encore mieux votre conscience, quand vous voudrez la consulter [52]
j) Au Livre V de l'Emile, Jean-Jacques Rousseau évoque le bandeau parmi les choses sacrées; ces signes respectés leur rendaient vénérable l'homme qu'ils en voyaient orné [53]. Le rituel du bandeau existe lors des initiations d'Eleusis dans la Grèce Antique.
Le bandeau apparaît dans la Maçonnerie spéculative où la réception est transformée en initiation au terme de laquelle est donnée «l'illumination» toute spirituelle. Jean-Jacques Rousseau décrivant sa mission de gouverneur s'explique: Je choisirai le temps, le lieu, les objets les plus favorables à l'impression que je veux faire. J'appellerai pour ainsi dire toute la nature à témoin de nos entretiens, j'attesterai l'Etre éternel dont elle est l'ouvrage de la vérité de mes discours, je le prendrai pour juge entre Emile et moi, je marquerai la place où nous sommes, les rochers, les bois, les montagnes qui nous entourent pour monuments de ses engagements et des miens [54].
k) Source d'énergie, la Nature offre un cadre favorable à l'évolution de l'individu. Pour Jean-Jacques Rousseau, la Nature est un prélude au voyage initiatique, une étape supplémentaire à l'état d'initié.
Jean-Jacques Rousseau nous invite à la méditation et à une réflexion sur l’ordre de l'univers, non pour l'expliquer par de vains systèmes, mais pour l'admirer sans cesse, pour adorer le sage auteur qui s'y fait sentir. Je converse avec lui, je pénètre toutes mes facultés de sa divine essence; je m'attendris à ses bienfaits, je le bénis de ses dons, mais je ne le prie pas; que lui demanderais-je? Qu'il changeât pour moi le cours des choses, qu'il fît des miracles en ma faveur? Moi qui dois aimer par-dessus tout l'ordre établi par sa sagesse et maintenu par sa providence, voudrais-je que cet ordre fût troublé pour moi? Non, ce vœu téméraire mériterait d'être plutôt puni qu'exaucé. Je ne lui demande pas non plus le pouvoir de bien faire ; pourquoi lui demander ce qu'il m'a donné ? Ne m'a-t-il pas donné la conscience pour aimer le bien, la raison pour le connaître, la liberté pour la choisir? [59].
Rémy Hildebrand, Président du comité européen Jean-Jacques Rousseau, est auteur de plusieurs livres consacrés à Rousseau:
Notes :
1 Jean-Jacques Rousseau, OC III, pp. 165-166.
2 Philippe Gabillet, Eloge de l'optimisme, Saint-Simon, 2010, p. 18.
3 Daniel Ligou, DFM, PUF, 1987.
4 Daniel Ligou, Ibid., p. 1195.
5 Roland Mortier, in/Raymond Trousson, Frédéric S. Eigeldinger, DDJJR, p. 685.
6 Philippe Benhamou, Christophe Hodapp, La Franc-maçonnerie pour les nuls, First Editions, 2006, p. 39.
7 Daniel Ligou, DFM, PUF, 1987, p. 4
8 Daniel Ligou, Ibid., p. 1236.
9 Jacques Voisine, in/Raymond Trousson, Frédéric S. Eigeldinger, DDJJR, p. 913.
10 Jean-Jacques Rousseau, OC I, Les Confessions, p. 5.
11 Jean-Jacques Rousseau, OC IV, p. 772.
12 Jean-Jacques Rousseau, Ibid., p. 410.
13 Jean-Louis Hue, L'apprentissage de la marche, Grasset, 2010, p. 13.
14 Jean-Jacques Rousseau, OC IV, L’Emile, p. 831.
15 Jean-Jacques Rousseau, Ibid., p. 828.
17 Jean-Jacques Rousseau, Ibid., p. 648.
18 Jean-Jacques Rousseau, OC II, p. 1124.
19 Jean-Jacques Rousseau, OC III, p. 181.
20 Jean Beauchard, La Lumière et les lumières maçonniques, Points de vue initiatiques, N° 142, 2006, pp. 6-7.
21 En Franc-maçonnerie, la force supérieure désigne le Grand Architecte de l'Univers.
22 Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix, Gallimard, 1972, p. 583.
23 Jean-Patrick, Qu'est-ce qu'un Apprenti Franc-maçon? La Maison de vie, 2002, p. 11.
24 Rémy Hildebrand, Bossey, un souvenir enchanté; Editions Transversales, 2007.
25 Pour le Prix de Morale de 1750, l'Académie des sciences et belles-lettres invite à répondre à la question suivante: Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs. En juillet 1750, cette académie retient le discours envoyé par Jean-Jacques Rousseau; elle lui a attribué le premier prix.
26 Jean-Marie Rouart, Une jeunesse à l'ombre de la lumière, Gallimard, 2000, pp. 230-231.
27 A. Dumas, Joseph Balsamo, Robert Laffont, 1990, pp. 796-808.
28 Bertrand Vergely, La philosophie et le Sacré, Les Cahiers Villard de Honnecourt, No. 69, p. 88.
29 Jean-Marie Rouart, Une jeunesse à l'ombre de la lumière, Gallimard, 2000, p. 219.
30 Bertrand Vergely, La philosophie et le Sacré, Les Cahiers Villard de Honnecourt, No. 69, p. 83.
31 Paul Guth, Lettres à votre fils qui en a ras le bol, Flammarion, 1976, p. 50.
32 Jean-Jacques Rousseau, OC V, pp. 123-124.
33 Jean-Jacques Rousseau-Madame de La Tour, Correspondance, Actes Sud, 1998, p. 336.
34 Raymond Trousson, in/Raymond Trousson, F. S. Eigeldinger, DDJJR, pp. 357-358.
35 Tanguy L'Aminot, Rousseau Franc-maçon: la querelle de 1912. Equinoxe, Kyoto, 1988, pp. 63-78.
36 Tanguy L'Aminot, Alexandre Dumas et Jean-Jacques Rousseau in/ Vérité et littérature au XVIIIe s. H. Champion, 2001, p. 174.
37 Jean-Jacques Rousseau, OC III, p. 142.
38 Jean-Jacques Rousseau, Ibid., p. 149.
39 Jean-Jacques Rousseau, Ibid., p. 162.
40 Jean-Jacques Rousseau, OC III, pp. 117-118.
41 Jean-Jacques Rousseau, OC I, p. 61.
42 Paul Dumont, Rémy Hildebrand, L'horloger du sérail, Maisonneuve & Larose IFEA, 1.6. 2005.
43 Jean-Jacques Rousseau, OC I, p. 46.
44 Jean-Jacques Rousseau, Ibid., p. 47.
45 Rémy Hildebrand, Portraits et postures rousseauistes, tome I, Ed. Transversales, 1.12. 2008.
46 Jean-Jacques Rousseau, OC I, p. 52.
47 Jean-Jacques Rousseau, Ibid., p. 49.
48 Jean-Jacques Rousseau, Ibid., p. 137.
49 Daniel Roche, Humeurs vagabondes, Fayard, 2003, pp. 798-826.
50 Jean-Jacques Rousseau, OC IV, p. 324.
51 Jean-Jacques Rousseau, Ibid., pp. 343-344.
52 André Ravier, L'Educateur de l'homme nouveau, Spes, 1941, p. 143.
53 Jean-Jacques Rousseau, OC IV, p. 646.
54 Jean-Jacques Rousseau, Ibid., p. 648.
55 Jean-Jacques Rousseau, OC 1, p. 1062.
56 Jacques Brengues, La Franc-maçonnerie du bois, Guy Trédaniel, 1991, p. 42.
57 Jean-Jacques Rousseau, OC I, p. 1014.
58 Epouse de William Bentinck, Mme Portland, née Margaret Cavendish, Duchesse de Portland (1715-1785) fait la connaissance de Jean-Jacques Rousseau chez Bernard Grandville à Calwich Abbey lors de son séjour à Wootton Hall. Ils entretiendront une correspondance en relation avec la botanique durant plusieurs années.