Aujourd’hui, que nous soyons pour une globalisation générale ou un fervent défenseur de valeurs nationale ou régionale, nous devons admettre que le métissage des populations existe, que ce phénomène n’est pas réellement nouveau, mais qu’il prend une dimension nouvelle. Le processus du « vivre ensemble » sujet très à la mode, n’a pas la même signification et n’est pas vécu par tous de la même manière.
Avec le titre de cette planche, à savoir « Le pavé mosaïque dans le vivre ensemble », j’aimerai philosopher sur ces deux thèmes et essayer de les relier dans une synthèse afin de comprendre, un peu mieux, ma conception de la maçonnerie et du monde. Je vous ai bien dit, ma conception. En effet, le sujet de cette planche est plus un travail intérieur pour moi-même qu’une dissertation devant vous convaincre sur un choix. Ceci ne signifie pas que je ne désire pas de dialogue, loin de là, car vos questions, vos remarques ne peuvent qu’enrichir mes réflexions, mes analyses ou mon discernement sur des interrogations qui sont et restent encore sans réponse concrète et précise. D’ailleurs j’ai toujours cet écho en tête qui me dit que pour aimer et apprécier son savoir-être, il faut bénéficier du regard des autres.
Les symboles sont souvent utilisés pour désigner des choses complexes de manière simple et nous entrons facilement dans le monde de l’imaginaire, la raison n’ayant pas toujours sa place. La première problématique est que nous n’avons pas tous le même imaginaire et le symbolisme en général, maçonnique ici, reste une activité hautement subjective.
Notre pavé mosaïque représente la dualité, du moins une grande partie des maçons le considèrent ainsi, mais nous verrons très rapidement qu’en maçonnerie, tout n’est pas blanc, ni noir. La lumière produit de l’ombre … Vous trouverez également, peut-être de manière encore plus dynamique un symbole similaire avec la figure du yin et du yang.
Selon Sigmund Freud les symboles en eux-mêmes n’ont aucune valeur ; mais en psychologie analytique, Carl Gustav Jung fait appel aux symboles qui ont, dans sa théorie, une valeur intrinsèque. Et quand le mot "symbolique" désigne l'art d'interpréter, on se trouve face à une discipline précise, l'herméneutique.
Aristote (IVe siècle av. J.-C) avait défini des règles essentiellement logiques d'interprétation des textes. Il y développe notamment sa théorie du jugement (affirmatif et négatif), de la contradiction et de la contrariété. De mon côté, j’adore cette phrase de Picasso qui disait simplement : « S’il n’y avait qu’une seule vérité, on ne pourrait pas faire cent toiles sur le même thème ». Symboliquement, admettons que ce pavé mosaïque, en maçonnerie, représente le bien et la mal, le positif et le négatif ; alors vient la question qu’est-ce que le bien et qu’est-ce que le mal ?
Ces deux notions n’ont d’existence qu’en relation l’une envers l’autre, je veux dire par là que nous comparons immédiatement une action dite « mal » avec ce que nous estimons « bien ». Ce premier constat complique le processus car une chose, une activité, un sentiment que je trouve « bien » n’aura pas automatiquement la même valeur chez vous. Qu’un franc-maçon donne l’ordre à un autre franc-maçon de larguer une bombe nucléaire sur une ville japonaise dans le but de conclure la guerre, est-ce une notion que vous trouvez bien ou mal ? Chacun aura son ressenti et nous pourrions en discuter des heures sans avoir réellement une réponse qui convienne à chacun.
Deuxième constat, la relativité au temps et, d’une certaine façon, à la culture. Le mal et le bien, de hier, d’aujourd’hui ou demain, aussi bien ici qu’ailleurs, sont très variables. Prenons comme exemple l’islamisme et comprenons que Mahomet était un homme du VIIème siècle, ses actions doivent être replacées dans le contexte de l’époque. Le fait que Mahomet a uni les Arabes et créé une civilisation, promu le monothéisme, encouragé la charité, fixé des règles de coexistence sociale n’est pas rien. Il nous est donc difficile de juger à la lumière de la morale en vigueur aujourd’hui en Occident car même si nous ne nous en apercevons guère, notre morale est imprégnée de valeurs chrétiennes et nous avons tendance à considérer les choses à travers le prisme de nos valeurs.
Il faut savoir qu’aujourd’hui bon nombre de musulmans se demandent si, dans le fond, les fondamentalistes n’ont pas raison. Car tout ce que disent les fondamentalistes est fondé sur les versets du Coran et des exemples réels de la vie de Mahomet. Et faire le djihad contre les infidèles est l’un de ses préceptes.
Dans l’Ancien Testament, Dieu a donné l’ordre de lapider les personnes adultères ; si on suivait cet ordre à la lettre, ce serait joli … Les Juifs et les chrétiens évitent de faire une lecture littérale de la Bible. C’est également le cas des musulmans laïques par rapport au Coran car ils comprennent que les temps ont changé. Malheureusement pour notre manière de vivre, une autre partie des musulmans font une lecture littérale de la loi islamique (fondamentalistes ou radicaux) et estiment qu’il faut appliquer la charia. Pour un fondamentaliste il n’y a pas de zone grise.
Il faut également savoir que de nos jours, l’éducation en Arabie Saoudite repose sur le fondamentalisme le plus rigoriste et primaire qui puisse exister. En raison du contrôle qu’exercent les wahhabites sur le système éducatif saoudien, l’enseignement de l’islam dispensé à l’école au Saoudiens est fondé sur le djihad, le meurtre des infidèles, la mutilation des voleurs, la lapidation à mort des personnes adultères. Et grâce au pétrole, les wahhabites se sont retrouvés pleins aux as et ont financé des madrasas dans l’ensemble du monde islamique, en contrôlant l’enseignement. Selon les fondamentalistes et les conservateurs, l’islam a été dépassé par l’Occident parce qu’ils se sont éloignés des lois divines et estiment que seul le retour aux pratiques du VIIème siècle permettra à l’islam de revenir au premier plan. Ils n’ont pas une vision humanitaire du monde, mais une vision orthodoxe islamique.
Il est très difficile de dire aujourd’hui combien sont fondamentalistes et combien sont laïques ; des exemples récents nous démontrent que les conservateurs ont un large soutien populaire en Iran, le Hamas a gagné les élection en Palestine et le Front islamique du salut, en Algérie, a remporté le premier tour des élections avant que le Gouvernement en place juge illégal ces élections. Dans quelques pays, les fondamentalistes et les conservateurs sont même majoritaires.
Nous voyons bien ici, selon notre culture, que le « mal » n’est pas vu de la même manière, n’a pas du tout la même valeur et je ne suis pas certain que notre idée de tolérance apporte réellement une solution au vivre ensemble, même si Martin Luther King disait : « Apprenons à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons mourir ensemble comme des idiots ».
Ce précepte maçonnique de la tolérance est et reste important, même s’il doit être retravaillé dans le contexte actuel. N’oublions pas que l’Angleterre et les États-Unis ont été tolérants avec le nazisme et voyez où ça nous a mené. Nous ne pouvons et devons être naïfs au point de penser qu’il est possible de dialoguer avec des gens intolérants. Cela signifie également que c’est nous qui mettons la frontière entre le blanc et le noir ; par contre nos limites ne sont pas automatiquement les limites de tous et dans ce pavé mosaïque du vivre ensemble nous avons plusieurs points à comprendre, à analyser, à disséquer avant de pouvoir faire une proposition qui puisse être prise en considération par l’autre, pas automatiquement être acceptée, mais déjà comprise.
De plus la manière de juger le bien ou le mal devient l’image de l’effet papillon. Ce phénomène est idéal pour éclairer la réelle influence de chaque action. Comment connaître l’effective incidence d’un acte humain à travers le temps ? Comment savoir si une injustice commise aujourd’hui ne va pas enrichir la justice de demain ?
Décréter tel ou tel acte comme appartenant au « mal » ou au « bien » n’est qu’un jugement de valeur et nous devons nous interroger sur la validité de ces normes humaines, normes que nous avons fixé, que l’être humain fixe selon sa culture, sa région, sa religion, mais aussi selon l’époque. Sans vouloir entrer sur des sujets dangereux et en restant dans les 20 dernières années, deux phénomènes me viennent à l’esprit pour démontrer la rapidité des mutations sur les changements d’une morale ou plus simplement de mode, que nous subissons d’une certaine manière. Dans les années 1980 le monokini était à la mode, toutes les plages de France, d’Italie, d’Espagne et les piscines helvétiques apportaient un vent de liberté et d’émancipation de la femme ; aujourd’hui on polémique sur le burkini … mais il est certain que nous ne voyons presque plus de seins dorés par les rayons du soleil. A noter qu’un burkini coûte moins cher que le bout de ficelle de l’époque, mais ceci est encore un autre sujet ! Dans le monde des comiques, il y a aussi une transformation austère sur les textes et il n’est pas avéré qu’un Coluche ou un Desproges auraient pu s’offrir les mêmes « attaques » drôles et sarcastiques en 2016. Le politiquement correcte est de mise, sauf pour les politiques bien sûr !
La manière dont le monde se construit semble démontrer qu’aucun jugement humain ne repose sur du solide. Chaque action réalisée découle d’une quantité d’actions antérieures et chaque acte influence une quantité d’actions futures dont il est impossible d’anticiper qualitativement le résultat. Jean-Jacques Rousseau disait : « je vis partout le développement de son grand principe que la nature a fait l’homme heureux et bon, mais que la société le déprave et le rend misérable ». Le bien et le mal sont, en théorie, des réalités illusoires, ce sont des préjugés comme le pense Spinoza, des illusions nécessaires afin de guider notre évolution.
L’exemple de Saint-François d’Assise est en parfaite adéquation avec ces propos. La jeunesse de Saint-François d’Assise fut plutôt rebelle où il mena une vie dissolue. Cette conduite condamnée par la morale, même de l’époque, n’est-elle pas à l’origine de sa conversion ?
Il n’y a pas que le « bien » et le « mal » qui demeurent des sujets subjectifs. L’art, tous les arts, peintures, sculptures, théâtre, cinéma, musique, chansons, etc. donnent un sentiment à chacun, mais chacun n’a pas le même sentiment, le même ressenti sur ces œuvres. Même les principes de la franc-maçonnerie peuvent être perçus de manière différente … « La franc-maçonnerie a pour but d’aider au perfectionnement de l’individu et de l’humanité ». Beaucoup de Frères disent être ici pour s’améliorer personnellement et que cela devrait automatiquement apporter des lumières à l’humanité. Ma philosophie voit plutôt une sorte d’égoïsme dans ces propos, même si je m’interdis de juger vous ne pourrez m'empêcher d’avoir une opinion. Je ne prendrai que ce principe car ce n’est pas le sujet de cette planche, mais nous pourrions disserter encore des heures sur les beaux principes maçonniques où la théorie ne se mélange pas souvent avec la pratique.
Avec le vivre ensemble et face à la présence de ce que nous estimons le « mal », nous pouvons avoir, entre autres, deux attitudes : la révolte ou le fatalisme. Mais est-ce que la révolte n’est pas un acte négatif pour beaucoup ? La révolte peut engendrer la vengeance, l’incapacité au pardon. Et le fatalisme n’est-il pas une résignation, un manque de courage ?
Dans certains cas et là aussi il est très difficile de faire la part des choses, la révolte peut être extrêmement positive, cela devient une lutte contre les injustices. Les grands mouvements sociaux, les révolutions contre des monarchies absolues ou des dictateurs sont nés de révoltes.
A mes yeux nous pouvons accepter le fatalisme uniquement sur des choses irréversibles, mais ce fatalisme contribue trop souvent à justifier la guerre et la violence, il conduit à accepter l’inacceptable.
Aujourd’hui, en terres européennes et helvétiques en particulier, nous n’avons pas encore besoin de réelles révoltes, mais nous ne devons en aucun cas accepter le fatalisme. Nous ne devons pas avoir peur du futur, mais nous devons apporter des solutions. Ce phénomène n’est pas réellement nouveau car dans la préface de l’ « Analyse de par-delà le Bien et le Mal » de Friedrich Nietzsche nous pouvons lire que ce dernier accuse les philosophes de dogmatisme, notamment les philosophes chrétiens. Chaque grande philosophie, selon Nietzsche, n’est guère plus qu’une confession personnelle. Ainsi, les philosophes construisent des systèmes complexes de pensée pour justifier leurs propres hypothèses et leurs préjugés. Au dogmatisme de ces philosophes, Nietzsche oppose « l’esprit libre », qui consiste à adopter une démarche expérimentale, à tester toute idée avant de la réfuter au lieu de penser de manière systématique.
Il est également très intéressant d’analyser, dans la Généalogie de la morale publié en 1887, que Nietzsche s’en prend à l’esprit de troupeau, cette propension des masses à agir sans réfléchir avec un découlement vers le bas, une morale d’esclave.
Pour qu’une société puisse vivre ensemble et en bonne harmonie, la mosaïque des cultures doit évoluer et cette transformation ne doit en aucun cas se faire au détriment des us et coutume que nous vivons. Dans certain cas ma tolérance a atteint ses limites et le pavé mosaïque ressort encore plus fort avec une délimitation entre le blanc et le noir qui s’épaissit, où le vivre ensemble devient problématique.
L’actualité nous démontre que nous vivons dans un monde de changement. Les écarts entre les riches et les pauvres s’amplifient. Ceux entre les pays riches et les pays en développement sont en plein bouleversement. Les difficultés économiques et sociales minent les rêves des jeunes générations alors que les plus vieilles cherchent souvent à consolider leur emprise sur les décisions qui auront un impact sur l’avenir. Il est drôle de noter qu’aujourd’hui on parle d’augmenter l’âge de la retraite, mais que les sociétés n’engagent pas des «vieux».
La culture du « chacun pour soi », qui atteint un niveau rarement connu auparavant, favorise la rivalité entre les individus et entre les sociétés. Cet antagonisme mène à des conflits politiques, sociaux et environnementaux qui accroissent la peur. Peur de l’autre, de l’avenir, de l’inconnu, des inconnus, du différent, de la pauvreté, du changement. Ces peurs alimentent l’individualité. L’individualité augmente l’insécurité. L’insécurité accroît l’intolérance.
Nous devons trouver un message d’espoir à l’humanité, un outil permettant d’exprimer haut et fort cette volonté d’apprendre à mieux vivre ensemble pour assurer un meilleur avenir à tous.
Aujourd’hui, pour des personnes de plus en plus nombreuses, particulièrement les jeunes, il est essentiel de changer de paradigmes, de changer de façon de faire, de s’engager avec vigueur dans le développement d’une Culture de paix plutôt que d’une culture de violence. Nous devons reconstruire une société basée sur des valeurs essentielles et qui conviennent à tous.
Nous devons également nous mettre d’accord sur le « qu’est-ce que vivre ensemble » ?
Catherine Rouhier, psychologue à l’école de la paix de Grenoble disait : « Vivre ensemble ne va pas de soi et il faut répéter que cela s’apprend ». Selon elle, on pourrait décliner un certain nombre de définitions de ce vivre ensemble avec pour exemples promouvoir des valeurs, développer la solidarité, réorganiser notre vie commune sur la terre, prévenir les conflits, respecter les cultures, les religions, apprendre à chacun à reconnaître en l’autre la même liberté qu’en soi même… et apprendre la tolérance, mais la tolérance n'est pas une "bienveillante indulgence", simple manifestation d'une supériorité faite de condescendance. Pour se montrer tolérant, il est nécessaire de pouvoir croire sincèrement à un autrui qui a la même valeur que soi dans toute sa différence.
Cette très belle théorie ne fonctionne que si nous avons les mêmes principes, la même morale, le même idéal, les mêmes valeurs et nous sommes obligés de constater qu’aujourd’hui deux mondes se font face et ne se comprennent pas. Dans ce cas, notre pavé mosaïque se retrouve en trois dimensions, avec des murs entre les cases blanches et les cases noires, des murs de plus en plus hauts, de plus en plus solides. Une des raisons qui a semé la discorde entre les maçons anglais et français ou si vous préférez entre les soi-disant réguliers et les soi-disant libéraux est la croyance en Dieu, voir en un dieu chrétien comme dans les pays scandinaves, ceci contre une laïcité à toutes épreuves. Dans les deux cas il y a des absurdités évidentes et démontrent les limites d’un dogmatisme qui ne va pas dans le sens d’une ouverture, d’une ouverture d’esprit pour commencer. Cela signifie que même en maçonnerie, le pavé mosaïque existe entre nous ou plutôt contre nous ; la question est de savoir qui se situe sur les cases blanches …
Pour conclure, je me permets de rêver à un pavé mosaïque de toutes les couleurs, de toutes formes géométriques ou même sans forme, où nous pouvons facilement nous promener dessus, passer d’une peinture à une configuration sans barrière, sans murs et retrouver le coin qui nous enchante quand bon nous semble. Nous tous ici nous le verrons pas, mais nos petits enfants ou arrières petits enfants le vivrons car je crois en l’humanité, elle va se réveiller, il faut juste savoir quand. Je rêve aussi à une maçonnerie beaucoup plus fraternelle où nous dominerons le vivre ensemble au sein de notre Loge.
Philippe Lang, Septembre 2016
* Computer art, Road to illumination, CC 3.0 1999 © Nevit Dilmen
** Chess, Eigenberg Fotografie 2013, Attribution 2.0 Generic (Flickr CC BY 2.0)
*** Mosaïque de Dionysos, photo Yann Forget 2012, Public Domain