Quelle utilité aurait on de connaître en Maçonnerie ce que les sciences qui traitent de l‘humain nous disent sur celui-ci ? Nous avons notre méthode et celle-ci nous brosse un canevas du chemin permettant de travailler sur soi-même en taillant notre pierre.
Si, comme le relève un proverbe : « L’homme ne peut pas regarder par-dessus sa propre tête », la méthode maçonnique propose depuis 350 ans des outils métaphoriques, des symboliques de nos trajets de vie qui sont autant de structures de pensées, communes à notre démarche, qui permettent également de contenir la somme de nos expériences personnelles, intransmissibles dans leurs contenus, mais reconnaissables par la mise en pratique des valeurs dont nous sommes porteurs.
La symbolique relève d’un niveau d’abstraction élevé, on pourrait dire métaphoriquement que c’est un contenant explicite conscient de ses contenus implicites. C’est aussi une forme de méta-communication, car en même temps qu’elle donne une information sur ce qu’elle dit, elle donne aussi une information de ses contenus. Par exemple, VITRIOL dit au profane dans le cabinet de réflexion de visiter (métaphoriquement) la terre où il trouverait … ce qu’il y trouvera alors. Bien sûr, il est cette terre à visiter. De la même façon, c’est en travaillant avec l’abstraction, les symboles et leurs images, et les trajets du tableau de Loge, que l’on apprend aussi à s’abstraire. Les trajets, symboles et images, deviennent alors des prototypes d’un trajet général qui va structurer et accompagner nos propres trajets de vie. Ceci est indéniablement une approche structurale, et il aura fallu 3 siècles pour que les sciences se réapproprient ce qui est un élément constitutif de la méthodologie du développement de l’humain, gardée bien au chaud dans les arcanes de notre Ordre.
Bref survol des croyances.
La métaphore bien connue de l’éléphant nous parle d’un pays peuplé d’aveugles, dépêchant une délégation d’éminents spécialistes auprès d’un phénomène inconnu s’étant produit à leur frontière. Arrivés sur place, chacun d’entre eux n’est plus en contact qu’avec une partie du phénomène et chacun se forge une représentation de celui-ci., l’un tâtant sa trompe croit y voir un serpent géant, poussant des cris déchirants, un autre s’étant glissé dessous y sent un temple chaud et vivant supporté par 4 colonnes, un troisième entend le claquement d’ailes géantes, imagine un gigantesque oiseau de chair, etc. Rentrés au bercail, et rapportant les conclusions de leur visite aux autorités, leurs différentes visions les séparent de telle façon que tout finit en pugilat, coups, gnons et horions.
Cette histoire illustre bien cette propension de l’esprit que nous avons à tirer des conclusions hâtives à partir de faits, qui mises ensemble prennent leur place dans des représentations préexistantes, sommeillant dans nos mémoires et n’attendant que d’être activées.
Ce mécanisme remonte loin dans le passé de l’homme et représentait alors une économie d’énergie indiscutable quand il s’agissait de se prémunir des dangers qui fourmillaient dans les environnements de nos lointains ancêtres. Ceux-ci disposaient de réponses en forme de réflexes salvateurs pour toute situation liée à leur survie dans des environnements stables. La construction progressive de nos cerveaux (désolé pour les créationnistes) a généré toutes sortes de représentations, transmises de génération en génération, par des normes et des comportements sociaux déterminant systématiquement le même comportement réflexe pour un même type de situations. Il en est ainsi des croyances et la simple observation des croyances en tant que courants sociaux nous montre au quotidien la limite de l’exercice sur le plan de l’efficacité pour la survie de l’homme.
Qui n’a jamais entendu un jour ou l’autre surgir dans une conversation des opinions tranchant de telle manière avec nos propres opinions qu’elle aurait pu dégénérer en conflit ouvert? Après coup, en relativisant, nous appelons souvent cela des conflits de valeurs, des divergences d’opinions. Et pourtant, comme les sciences humaines et plus particulièrement les psychologies humanistes nous l’apprennent, il ne s’agit pas du tout de la même chose, ces deux dimensions diffèrent d’une manière qui nous touche de près, et plus largement dans notre relation quotidienne au réel, c'est-à-dire de la façon dont nous agissons envers le monde. Dès 1906, la phénoménologie (1) d’Edmond Husserl nous invite à suspendre nos jugements, nos opinions et nos hypothèses et postule que notre intentionnalité crée du sens. Si nous créons tous et de manière permanente des représentations du monde très personnelles, et insaisissables pour un autre, nous co-créons aussi avec d’autres des représentations communes du monde qui peuvent être fondées sur des croyances et des valeurs.
Si en FM, nous sommes habitués à la pratique de la tolérance - cette valeur humaniste -, autant comme devoir moral que comme abrasif pour tailler sa pierre, voire son ego. Il n’en reste pas moins que le conflit d’opinion est chargé de toutes sortes d’émotions ressenties négativement , canalisables, oubliables ou mieux : déclencheuses d’une vision nouvelle, cette dernière devenant alors à l’origine de modifications de notre système de pensée. Sans cela, le manque de tolérance, née d’un conflit d’opinion, serait susceptible de rompre la chaîne d’union. Sauf que nous disposons d’une carte maîtresse: Les valeurs pour lesquelles nous nous sommes engagés et qui mobilisent tout ou partie de notre attention : Méthodologiquement, la FM:. génère une dynamique par et avec les Valeurs.
Les psychologies humanistes de l’école dite de Palo Alto, nées dans les années 70 en Californie, ont fait émerger des pensées originales, telle celle de Gregory Bateson qui parmi de nombreux apports fondamentaux dans des domaines divers, a également développé et fait connaître le concept des niveaux de logiques (2) que Bateson a proposé dans la perspective plus vaste de l’humain, une lecture par la structure dynamique de l’événement (3).
De quoi s’agit-il ? En substance, on peut considérer toute activité de l’humain selon différentes dimensions, connectées entre elles par la hiérarchie d’influence suivante : Identité. Valeurs. Croyances. Compétences. Environnement. Chacun de ces niveaux de logiques fonctionnant comme des poupées russes, chacune contenant la précédente.
Par exemple, parmi les définitions qu’on serait tentés de donner à la FM:. (identité), l’une pourrait être que sur le plan de sa compétence liée son objectif, le développement de l’homme et de l’humanité (valeurs), le concept initiatique de la FM:. fonctionne à la fois avec et sur la structure de l’expérience par la praxis (comportement), cette dynamique du faire et par l’apprentissage au sens d’un changement de regard sur soi et sur le monde, de bouleversements de nos systèmes de pensée. Ceux-ci faisant naître à leur tour des manières de faire et de voir plus vastes (compétences), des dynamiques plus libres permettant des comportements alternatifs de nature à influencer l’environnement. En ce sens, elle est résolument moderne à plusieurs égards. Voire en avance sur son temps.
Pour ce concerne notre propos, nous resterons sur le niveau logique des croyances, subordonné à celui des valeurs.
Nous l’avons vu plus haut, les croyances ne sont par à voir seulement dans le sens restreint de croyances idéologiques ou religieuses, mais aussi d’une activité transversale et systématique de l’homme lui permettant un accès énergétiquement économique et rapide à toute situation exigeant une réponse immédiate.
Par ailleurs, la croyance est souvent rattachée à une attitude prescriptive et statique, justifiée par des principes de morale, cette dernière s’attachant à traiter du bien et du mal. Ce raccourci est dangereux si la même croyance s’applique à toute situation, sans considération de la modification des environnements. Frappée d’obsolescence, et implantée dans notre carte du monde, elle conduit alors à dénier la réalité pour lui imposer sa vision du monde. De même, l’éthique est d’un niveau d’abstraction supérieur à la morale, dans la mesure où elle se définit comme une réflexion fondamentale à partir de laquelle la morale établira ses normes, ces dernières évoluant alors en fonction des connaissances nouvelles issues des interactions avec l’environnement. Sur ce point, la FM:. a toujours eu une longueur d’avance sur son temps, car notre démarche est téléologique, elle se vit en fonctions de ses finalités, déterminée par les valeurs que nous nous approprions dans le long labeur du temps.
La démarche initiatique par les valeurs se distingue de celle des croyances, qui relèvent du devoir, par le fait qu’elle propose à l’homme des pôles d’attraction plus grands que lui, de l’ordre du désirable, des horizons d’attente. Le tout générant alors de puissantes dynamiques internes.
C’est alors que toutes sortes de changements sont possibles. La motivation du désir enclenchée par les valeurs est d’une telle puissance, qu’elle est capable de renverser les croyances, à l’insu de notre plein gré et finalement avec notre assentiment.
D’autres niveaux de logiques, poussent l’homme à s’identifier à des abstractions plus élevées que lui-même, notamment lorsqu’ils orientent la dynamique de ses valeurs vers des abstractions telles que l’humanité, l’univers, ou l’hypothèse intuitive d’une pensée supra-ordonnée à l’ordre du monde, telle que le GADLU.
On peut aussi voir la spiritualité laïque qui ad minima est la nôtre, comme un corpus de valeurs méta identitaires orientant nos actes, permettant à l’homme d’aller chercher au-delà de lui-même des pôles d’attraction, des objets du désir, connus ici sous le nom de valeurs émancipatrices comme Liberté, Égalité, Fraternité.
Nous l’avons vu plus haut, la FM:. détient depuis longtemps des outils du changement de l’homme, fonction de valeurs qui excèdent les limites de ses valeurs égoïstes. Elle est une pensée méta lorsqu’elle se pense, ce qui est un devoir découlant de celui de se penser soi-même.
Dans les environnements volatils et changeant du 3ème millénaire qui débute sous nos yeux, quels enjeux pour la Maçonnerie, considérée ici comme une identité globale regroupant tous ceux qui y sont entrés et se reconnaissent comme FF:. et SS:. ?
La FM:., regroupant tous et toutes faits maçons dans une loge juste et parfaite, sans distinction de rites ou de considérations de régularité (une obsolescence de plus ?), cette Maçonnerie là aurait-elle besoin de rassembler ce qui est épars, de considérer que nos différences nous enrichissent plus qu’elles ne nous opposent ?
Et de là, forte de toute ses particularités, car capable de penser elle-même, de s’adapter aux inévitables changements qui nous attendent dans un monde qui peine à se penser lui-même?
Et en finalité, capable d’être une réserve de ressources et de valeurs pour ce monde ?
Nous avons une leçon de l’histoire à se rappeler, sous peine que dans la trame du futur, notre Ordre suive le même chemin que d’autres sociétés initiatiques qui ont disparu dans la grande amnésie de l’Histoire. La règle en est fort simple : L’ontologique doit rester lié au sociologique. C'est-à-dire que la réalité existentielle qui est la nôtre doit rester en dialogue permanent avec la réalité changeante du monde, sous peine que, ce lien rompu, les valeurs se réifient, se figent, deviennent des croyances avec leur cortège d’effets pervers et toxiques.
Aucune, si ce n’est que nous disposons d’outils pour travailler sur la substance vive de l’homme, des outils ayant traversé les longs couloirs du temps, que ces outils nous rendent capables de penser le groupe, la communauté, et l’humanité dans son effort, et que nous nous sommes promis de travailler pour le bien de cette humanité à laquelle nous avons dévolu la finalité de notre action.
D. E. I. 18.02. 2017 Or.'. de Genève
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Notes:
Husserl Edmond. L'Idée de la phénoménologie, Paris, PUF, 1992
Russel & Whitehead. De Principia Mathematica, 1910, University Press, Cambridge
Bateson Gregory. Vers une écologie de l’esprit, tomes 1 &2. 1977, Seuil. Paris
Bibliographie:
Bateson G.. Vers une écologie de l’esprit, tomes 1 & 2, Paris, Seuil, 1977
Berthoz A.. La décision. Paris. Odile Jacob, 2003
Bronner G. Comment ne pas croire n’importe quoi. Art. in Cerveau & Psycho, pp 42-47, no 72,. Paris, déc.2015
Dilts R. Être Coach, Paris, InterEditions Dunod, 2008
Robert Dilts, Tim Hallbom & Suzy Smith, Croyances et santé, Paris, La Méridienne et Desclée de Brouwer, 1994
Husserl E.. L'Idée de la phénoménologie, Paris, PUF, 1992
Russel & Whitehead. De Principia Mathematica, Cambridge, University Press, 1910
Kahneman D. Système 1, Système 2 : Les deux vitesses de la pensée. Paris.Flammarion. 2012
Watzlawick P. Weakland J.. Fisch R. Changements, paradoxes et psychothérapie. Paris, Seuil, 1975.
Illustration:
Penseur (détail) Musée Rodin cc 3.0 innoxiuss 2006
Salvador Dali, Geopoliticus
Freedom cc 3.0 shahram_emile 2013