Si j’ai tenu à vous entretenir du miroir, c’est qu’il s’agissait pour moi avant tout de faire œuvre de réflexion et que toute réflexion procède en quelque sorte du miroir.
Celui qui réfléchit n'est-il pas nécessairement placé en face de lui-même ou, à tout le moins, de l’image qu'il en a ? N'est-ce pas le but même de ce séjour dans la Terre au creux du Cabinet de Réflexion ?
Paradoxalement, les parois en sont noires et ne renvoient aucune lumière : aucune surface réfléchissante mais un sujet qui s'efforce de réfléchir.
Pourtant, ce qui est frappant en toute logique et au premier abord, c’est que ne peut réfléchir qu'un corps qui a préalablement reçu une lumière. Dans les ténèbres, le miroir est vide. A tel point qu’une antique superstition interdisait de s’y regarder la nuit de peur que la mort ne nous prenne en même temps que notre image, notre alter ego disparu, ce qui revient à dire après tout qu'un homme qui ne possède plus d’image de lui-même est un homme mort.
De même, celui qui ne supporte plus son image, celui qui, comme on le dit familièrement, ne peut plus se regarder dans une glace, celui-là est sans doute déjà bien malade.
Si nous voyons les autres de nos yeux, nous ne pouvons voir de nous-mêmes que notre corps ; sans miroir, notre face nous est cachée. "Connais-toi toi-même" disait Socrate. Autrement dit : regarde-toi, mire-toi, vois tes défauts afin d’être en mesure de te perfectionner. A quoi servirait-il de rêver de pierre taillée si l’on ne percevait pas en premier lieu la substance de la pierre brute ? Tout travail sur soi-même requiert dès lors l’usage du miroir. Les Chinois l'avaient bien compris qui parsemaient leurs jardins de méditation de petites pièces d’eau propices à la réflexion. Car, bien sûr, la surface des eaux est le miroir originel.
L’utilité du miroir s'étend cependant au-delà de nous-mêmes, sur les œuvres qui nous sont extérieures. Le peintre s'en sert comme instrument de vérification de sa toile afin d'appréhender les éventuelles erreurs, en particulier les aberrations de perspective. C’est que le miroir renvoie l’image, certes, mais l’image inversée. En inversant une perspective qu’on a pris l’habitude de voir, on perçoit tout à coup ses défauts. En faisant que la gauche devient la droite et que la droite devient la gauche, on se rend compte soudain que le centre, le point de fuite d’où tout part à l'infini, n’est pas là où il devrait se trouver. La faute qui échappe à l'œil n’échappe pas au miroir. Il est donc source de vérité en même temps qu’outil de perfectionnement. Il renvoie notre image et corrige celle que nous nous construisons du monde.
Si l'on en croit les légendes antiques, le miroir est d’une autre manière encore le médiateur pour ce qui ne peut être regardé en face, de même que nous pouvons considérer sans être aveuglés la lune qui nous renvoie, à la façon d’un miroir, l’éclat trop intense du soleil. Ainsi en est-il de Persée lorsqu’il occit la Méduse, ayant soin d’éviter son regard mortel si ce n’est par l’intermédiaire de son reflet sur son bouclier de bronze poli. Tout au long des siècles, le pouvoir du miroir, magique ou non, est attesté. Comment s’en étonner si l’on pense qu'il suffit de mettre deux miroirs face à face pour donner une idée de l’infini ? Les galeries de glaces et autres chambres catoptriques multiplient les perspectives à tel point qu'on ne sait plus où finit la réalité et où commence la fiction. C’est l’ivresse des images répercutées comme l’écho multiplié de la voix dans les montagnes.
Jeux de miroirs : l’expression indique bien ce plaisir de perdre les références du monde ordinaire où l'on ne voit qu’une image de chaque objet pour basculer dans un univers aérien et sans limites où l'on voit mille fois les choses sous mille angles différents. Ainsi l’on aborde un domaine où le miroir, objet de science, source de vérité, instrument d’exactitude, symbole du cœur pur et de l'âme sans tache, peut aussi être trompeur. Reflet de la réalité, il peut être reflet des songes. Si le philosophe se penche sur le miroir, le vaniteux aussi le consulte mais par la démarche opposée : en se regardant sous le meilleur jour, en prenant la pose, en entretenant le désir au détriment du réel, tel est Narcisse, mirage pour lui-même, dépérissant à force de nourrir son reflet. Le mirage, voilà bien la face pernicieuse de la réflexion. Il nous fait voir des lacs en lieu et place de sables arides, des oasis dans le désert ou des villes entières là où, en fait, des ossements sèchent au soleil. On voit bien qu’avec le miroir, c’est toute une dialectique qui s’instaure entre le beau et le vrai. L'évolution du langage elle-même en témoigne. Le terme latin "species" qui est à l’origine de "speculum", le miroir, signifie l’aspect brillant et a donné en français "spéciosité" et "spécieux". "Spéciosité" est un mot dont le sens premier fut "beauté" et dont le sens dérivé désigne aujourd’hui ce qui est brillant mais trompeur derrière sa belle apparence.
Le mirage est ainsi une image spécieuse. L’hallucination fausse le jugement. Mais la vision est-elle toujours mauvaise conseillère ? Le visionnaire n’a-t-il jamais raison lorsqu’il voit mieux que tout autre sans pourtant réellement voir? Nous nous rapprochons là d’un autre type de réflexion, celle qui est liée à l'usage du miroir en tant qu’instrument de divination, miroir des énigmes qui permet de voir au-delà des horizons et du présent, surface sensible et sans fond qui révèle l’invisible jusqu’à devenir quelquefois le symbole même de la divinité en tant que reflet de l’intelligence créatrice.
Souvent aussi, et c’est le cas dans de nombreux contes, le miroir constitue le passage obligé vers un au-delà, vers l’univers du merveilleux. Le terme "merveilleux" possède précisément une parenté remarquable avec le terme "miroir" puisqu’il provient du latin « mirabilis », admirable, qui mérite d’être miré, qui suscite l’étonnement par sa beauté, sa perfection ou son caractère extraordinaire ou surnaturel.
Lorsque nous nous penchons sur le premier miroir de tous, la surface des eaux, nous savons qu'il n'est constitué que de l'interface fragile entre deux mondes, le monde aérien et le monde aquatique, et que nous pouvons le traverser. Il suffit de s'y laisser engloutir ou de plonger pour transpercer la surface miroitante et découvrir un autre univers qui est au dessous des apparences, peut-être l’Inconscient. D’où cette idée de vouloir franchir la lisière du réel et du virtuel, d’entrer, comme le poète, dans le royaume des ombres, ou, comme Alice, de passer de l’autre côté du miroir suspendu au-dessus de la cheminée pour entrer au pays des merveilles, où non seulement l’espace mais le temps est inversé, dans un mystérieux empire où l’on se retrouve la tête en bas et où les effets précèdent les causes. C’est là qu’Alice découvre, par son image inversée, le chaos absurde de notre monde. « Qui suis-je dans le monde ? » se dit-elle, « ah voilà bien le grand puzzle ! » Ce souci de savoir qui elle est n’abandonnera pas Alice tout au long de son voyage et l’on peut dire que c’est bien elle-même qu’elle est allée quérir au-delà du miroir, nous ramenant à notre propos : cette primordiale recherche de soi-même.
À ce point de mes réflexions, je me rends compte que je n’ai utilisé que des miroirs plans et qu’outre ceux-ci, il faudrait encore parler de ces miroirs déformants, concaves ou convexes, qui nous amusent, nous ridiculisent ou nous horrifient en modifiant nos proportions réelles. Il faudrait parler surtout du miroir ardent qui ravit le feu au soleil pour le donner aux hommes : en concentrant les rayons de l’astre, il donne naissance à la flamme, source seconde de chaleur et de lumière assurant la permanence de la vie au travers du froid et des ténèbres.
Des miroirs, il en est d'innombrables, mais mon but n’est pas ici d’en faire un étalage exhaustif mais bien de relever çà et là ceux d’entre eux qui ont retenu mon attention par l’éclat qu’ils m’ont lancé. J'ai voulu les accrocher dans leurs cadres et me constituer en quelque sorte, et sans prétention, mon petit Palais des Glaces personnel.
Nous sommes en maçonnerie spéculative. Le mot en dit long. Nous sommes partis du latin "speculum" (miroir) et "speculari" (mirer, observer) pour en arriver au français "spéculer" (observer les astres d’abord et plus tard établir les lois qui les gouvernent, puis toute théorie d’explication de l’univers) et "spéculatif" (c'est-à-dire qui s'attache à la théorie, à la métaphysique); la démarche ne laisse pas de doute.
Quant à la "réflexion", elle nous renvoie bien étymologiquement à nous-mêmes, du latin "reflectere" (faire tourner, renvoyer dans une direction autre). Dans le miroir, on se réfléchit comme on se pense. On se regarde mais qui plus est, on se regarde se regardant, d’où un contrôle possible sur la qualité du regard que l'on se porte à soi-même. Et n’est-ce pas ce regard qui compte ? Le miroir est l'outil, le regard est la manière de s'en servir. Il nous reste à étouffer le Narcisse qui est en chacun de nous car s’il est vrai que la beauté parfaite mériterait d'être admirée, il est tout aussi vrai qu’elle est un but à poursuivre qu'on n'atteint jamais. Si nous pouvons prendre plaisir à voir les progrès de notre image, ceux-ci font par définition partie de notre passé et le miroir ne doit pas être un simple rétroviseur. Notre regard ne peut être saisi par lui-même en défaut de chercher sans relâche et précisément le défaut.
Je vous dirai qu’en ce qui me concerne personnellement, le miroir n’a pas fini de me servir car mes défauts sont nombreux. Je suis devant lui, au pied du mur, certes, mais aussi à pied d’œuvre, prêt sinon à s’y trouver, en tout cas à m'y chercher. Et si j'ai voulu entrer dans un Temple et venir parmi vous, c'est bien que je savais que là, il y avait davantage de lumière et que par conséquent, j’y serais peut-être mieux éclairé sur moi-même.
Il n’y a pas de miroir dans un Temple, me direz-vous peut-être. Je répondrai que j’en vois beaucoup. Car chacun d’entre vous me regarde, me dévisage et me renvoie par ses yeux un reflet de moi-même. Chacun d’entre vous est pour moi - mieux qu’un miroir inerte et froid – un miroir agissant, un miroir qui, selon le souhait de Cocteau, « réfléchit un peu plus » avant de renvoyer l’image. Vos yeux - que l’on dit par ailleurs miroirs de l'âme - m'approuvent ou me désapprouvent mais me stimulent en m’apportant le gage chaleureux d'un encouragement dans une quête commune.
Ceci m’amène à penser que la question de l'homme et du miroir ne se pose pas uniquement dans les termes de savoir ce que nous sommes en face de nos miroirs mais peut-être bien aussi de savoir ce que nous reflétons nous-mêmes des autres en tant que miroirs, à partir du moment où chacun d'entre nous est un miroir pour l’autre.
Si j’acquiers devant mon miroir le sentiment du "je", il me vient, en tant que miroir de l'autre, le sentiment du "tu" car, avant de la lui renvoyer, je laisse entrer en moi l'image de mon frère. Et lorsque nous sommes assis dans le Temple, il y a tous ces échanges d'images, tous ces rayonnements croisés qui font surgir le sentiment du "nous".
Nous sommes chacun le miroir des autres, de notre époque, de notre milieu. Mais sommes-nous protéiformes au point de renvoyer l’image de tout ce qui se présente à nous ? Où est alors notre personnalité ? Notre personnalité, c’est la manière dont nous réfléchissons. Nous avons chacun l’étrange pouvoir de donner de l’autre une image différente. Certains renverront une image adoucie en flou artistique, d’autres la caricature d’une image déformée.
Si donc nous avons à nous connaître mieux par le miroir, nous trouvons de surcroît en nous-mêmes un miroir à connaître, à contrôler, à dépoussiérer et à polir afin qu’il parle, lui aussi, le langage de la vérité, afin que, les plus réfléchis, nous soyons aussi les mieux réflexifs.
Il y a dans chaque personnalité de multiples facettes. Il y a dans une Loge de multiples yeux-miroirs pour les capter et les renvoyer. Je suis convaincu que c’est vos regards épars qu’il me faut assembler pour composer peut-être un jour l’image vraie de moi-même, en me souvenant que les miroirs enrichissent non pas tellement par les certitudes qu’ils donnent mais par les interrogations qu’ils portent, car ce sont celles-ci qui forcent à réfléchir.
Le F∴ Michel G∴
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*Illustration : Eye-Zlaté oči, Jarda 1975 Public Domain