Gnose et gnosticismes
Le mot lui-même n’est pas défini, la chose qu’il désigne non plus, mais le Franc-Maçon est censé, à partir d’un certain stade de son évolution initiatique, en avoir fait l’expérience, en avoir la connaissance.
En fait, que signifie ce mot de « gnose », que désigne-t-il exactement ?
Il s’agit d’un terme, utilisé tant en philosophie qu’en histoire des religions, qui vient du grec
« gnôsis », il est traduit par « connaissance ». Mais de quelle connaissance s’agit-il ?
La langue grecque a un autre mot, dont la traduction française est aussi « connaissance » :
« épistème ». Entre ces deux mots, traduits de la même manière, il y a cependant une différence importante, qui ne peut être rendue en français qu’en leur accolant un adjectif qualificatif, ainsi on dira qu’ « épistème » est la connaissance scientifique, tandis que
« gnôsis » est la connaissance de dieu, à laquelle aspire l’initié.
La connaissance scientifique (« épistème ») s’effectue par déduction, d’après une méthode empirique d’approches successives, selon un processus continu et répété d’essais et de correction des erreurs que ces essais mettent en évidence.
La connaissance de dieu (« gnôsis ») ne s’effectue pas de la même manière. Il s’agit d’un processus double, qui implique d’un côté l’initié, lequel aspire à connaître dieu, et de l’autre côté dieu, qui veut se faire connaître par celui qu’il juge digne d’une telle connaissance.
Dans la connaissance scientifique la chose qu’on veut connaître appartient à la nature, et en tant que telle est passive, elle ne peut qu’attendre d’être connue ; dans la connaissance de dieu l’objet de connaissance est à l’origine du sujet qui aspire à sa connaissance, il ne peut donc être connu que si à son tour il désire lui-même se faire connaître. Ce n’est donc pas un objet mais un autre sujet, c’est même le sujet par excellence.
L’histoire des tentatives d’obtenir ce type particulier de connaissance qu’est la gnose nous est connue depuis l’Antiquité à travers un certain nombre de textes, dont la datation a été établie à une période qui va de la fin du Ier siècle à la fin du IIIe siècle après J.-C.[1]
Ces textes, souvent anonymes, sont généralement attribués à un auteur mythique, le plus souvent Hermès Trismegiste (Mercure trois fois grand) ou parfois Asclepius (le médecin grec divinisé Asklepios, qu’on a dit originaire de l’île de Cos), souvent identifié aussi à Imhotep, l’architecte égyptien auquel on a attribué les pyramides, pareillement divinisé.
Dans tous les cas il ne s’agit bien entendu pas d’une personne ayant réellement existé, mais d’un médiateur spirituel entre dieu et l’initié qui aspire à sa connaissance.
A cette époque, ces textes donnaient plutôt une idée de la gnose comme d’une doctrine issue de la pensée philosophique grecque.
Cependant la découverte en décembre 1945 en Haute-Egypte, dans une grotte creusée dans la montagne du Djebel el Tarif, près de l’antique bourgade de Khénoboskion sur le Nil, de cinquante-deux traités gnostiques égyptiens coptes, appelés aujourd’hui de Nag Hammadi,[3] a montré que plusieurs courants s’unissent pour composer cet ensemble qu’on appelle la gnose, et que les apports les plus importants à ce type de littérature ne sont pas seulement ceux de la Grèce, mais aussi ceux de l’Egypte, apports dont la fusion a eu lieu dans la vallée du Nil à l’époque ptolémaïque et romaine. [4]
Parmi ces textes trouvés en Egypte il y a des genres littéraires très différents : des évangiles attribués aux apôtres (Evangile selon Philippe, selon Thomas), des actes attribués à Pierre ou aux douze apôtres, des lettres édifiantes (Lettre de Pierre à Philippe, Lettre à Rhèginos), des apocalypses (c’est-à-dire des « révélations »), attribuées à Pierre, Paul ou Jacques, mais aussi à des personnages mythiques comme Adam, Seth ou Zostrien.
De cette fusion de textes grecs et égyptiens, païens et chrétiens, est née la gnose, que les auteurs de l’époque considéraient comme une voie spirituelle pratique.[5]
A partir des débuts du triomphe du christianisme l’image que les auteurs chrétiens véhiculent de la gnose est entièrement négative : elle devient une hérésie.
Hippolyte divise de la même manière assez arbitraire la gnose alexandrine en autant de sectes: les Naassènes, les Pérates, les Séthiens, qu’il rattache aux « rêveries astrologiques des Chaldéens » ainsi qu’à Aristarque de Samos, Apollonius, Archimède, Ptolémée, lesquels « se sont donné beaucoup de peine pour mesurer la terre et le ciel, mais tous ces travaux ne sont que des imaginations creuses qui ne méritent que la pitié. »[8]
Même un auteur comme Lactance, [9] avec la théologie chrétienne duquel la gnose avait beaucoup de points en commun, montre une gêne certaine vis-à-vis de la littérature gnostique et n’en cite que les textes qu’il peut accorder à son opinion.
Pour la comprendre il faut essayer de voir quelle est la connaissance de dieu recherchée par la gnose et en quoi elle diffère de la démarche chrétienne.
A partir du IVe siècle, avec la transformation de l’Église en une institution et la mise en place d’une orthodoxie chrétienne, la figure du Jésus historique cède la place à celle du Christ métaphysique.
Le choix des quatre évangiles dits canoniques est allé de pair avec le rejet de la plupart des narrations concernant l’enfance historique de l’homme Jésus, qu’on retrouve dans les évangiles dits apocryphes. Seul l’évangile de Marc (le plus ancien des synoptiques) rapporte des événements de l’enfance de Jésus, dont cependant tous les éléments qui auraient pu être perçus comme mythiques ou surnaturels sont exclus.
Lors du processus qui a mené à la cristallisation du corpus de textes sacrés du christianisme, des livres de la Torah juive ont été retenus pour former ce qu’on a appelé l’Ancien Testament, censé être une préfiguration du nouveau, composé essentiellement des quatre évangiles canoniques. Or justement, là où entre le dieu de l’Ancien Testament et celui du Nouveau Testament l’Église chrétienne voit une continuité, les gnostiques constataient une opposition : le dieu vengeur et assoiffé de sang des Juifs n’a rien en commun avec dieu le père miséricordieux de Jésus. Les rares textes gnostiques qui montrent une influence du Judaïsme - comme L’Hypostase des Archontes [10] - exercent en particulier une critique décapante du mythe de la Genèse et à la lumière des connaissances actuelles. Si on peut constater une bonne connaissance de l’Ancien Testament de la part des gnostiques, qui le citent de manière très sélective et en l’interprétant, on doit cependant exclure une influence du Judaïsme sur la gnose ou l’existence d’une gnose juive pré-chrétienne. [11]
L’opposition de l’Église chrétienne aux groupes gnostiques se doublait d’une autre opposition : celle des derniers philosophes païens.
A partir de la seconde moitié du IIIe siècle la philosophie grecque avait pris un tournant
marqué par la pensée de Plotin, le grand philosophe néoplatonicien originaire d’Egypte.
Comme les gnostiques, il aspirait à une connaissance de dieu, mais alors que cette connaissance était pour lui essentiellement le fruit d’une longue recherche intellectuelle, elle était pour les gnostiques la conséquence d’une révélation : l’homme qui aspire à connaître dieu ne peut le connaître que s’il le juge digne d’une telle connaissance et se manifeste à lui.
Dans sa deuxième Ennéade, Plotin émet des remarques très critiques vers des gnostiques qui devaient fréquenter son entourage et peut-être même suivre ses leçons, les accusant de mélanger philosophie et mythe et de tomber dans le verbiage et la magie.
Cette opposition entre gnostiques et derniers philosophes païens est cependant restée essentiellement d’ordre intellectuel, d’autant plus que les uns comme les autres devaient bientôt disparaître, persécutés et éradiqués par l’action d’un État devenu, avec sa christianisation officielle, le bras séculier de l’Église.
Les critiques de Plotin contre les gnostiques mettent en évidence le fait que même ceux d’entre ces derniers qui étaient les plus proches de la tradition de la philosophie hellénique s’en séparaient sur un point très important : celui de la connaissance de dieu, de la gnose.
Plotin rejetait tout d’abord ce qu’il considérait comme une prétention indue des gnostiques au monopole de la connaissance divine, qui n’est pas réservée à quelques initiés puisqu’il s’agit d’une capacité « que tous les hommes possèdent, bien que peu s’en servent. » [12]
Il s’opposait ensuite aux gnostiques sur leur conception de la divinité comme étant séparée du monde : « Si dieu n’est pas dans le monde -dit-il aux gnostiques - il n’est pas non plus en vous et vous ne pouvez rien avoir à dire de lui. »[13]
Pour Plotin le voyage de l’âme vers dieu est un voyage qui aboutit non pas dans l’autre, mais en soi-même, car dieu est au-dedans de nous.
Pour les gnostiques dieu est étranger au monde et l’idéal du gnostique est de devenir lui aussi un « allogène », un étranger à ce monde qui accomplit le retour à sa patrie céleste.
Si l’on avait demandé à un païen cultivé des IIe- IIIe siècles de définir en une formule la
différence entre son attitude et celle d’un gnostique, il n’aurait très probablement pas fait de différence entre cette dernière et celle d’un chrétien, et il aurait répondu que c’est la différence entre le « logismos » et la « pistis », entre sa propre conviction raisonnée et la foi aveugle de l’autre, chrétien ou gnostique qu’il soit.
Cependant, du point de vue des gnostiques, un abîme séparait leurs conceptions de celles des chrétiens, et ces derniers étaient exactement du même avis, et non sans raison.
Franz Cumont a écrit, à propos de l’Egypte hellénistique, que « l’idée d’une "gnose", d’une sagesse absconse, révélée par des grimoires émanés des dieux, est toute proche de celle d’une initiation à des mystères religieux. »[14]
-celle de Mithra- qui présentait des aspects orphico-hermétistes [15], lui a même fait craindre de pouvoir arriver à le supplanter.
Devant aussi passer par une initiation, comme les adeptes des religions à mystères, le gnostique avait lui aussi une conception élitiste du salut, qui était réservé à quelques initiés.
Pour le chrétien, au contraire, le Christ triomphant de la mort est le seul sauveur pour tous et il suffit d’obéir aveuglément aux décisions de l’Église et de se plier à ses cérémonies pour être sûr du salut, qui ne vient pas d’une « connaissance », mais d’une « foi ».
Dans une Église de cette sorte il n’y avait aucune place pour des individus ou des groupes qui aspiraient à une connaissance de dieu par principe réservée à une élite d’initiés.
Cette opposition entre universalisme du christianisme et élitisme du gnosticisme mise à part, une autre différence encore plus importante oppose ces deux visions du salut.
Pour les gnostiques le salut n’était pas possible en restant dans ce monde, mais ils ne l’envisageaient pas non plus dans une vie corporelle après la mort, puisque ce n’était pas le corps de chair qui ressuscitait, mais l’esprit de l’homme, ou alors un corps spiritualisé. [16]
C’est donc une « philosophie dualiste, sotériologique et ésotérique [qui] formait le cœur des systèmes gnostiques qui connurent une si large diffusion dans l’empire romain et l’hermétisme est de loin l’exemple le plus documenté que nous ayons de la version païenne de ce mouvement. » [17]
Dans leur version non-païenne, celle des textes de Nag Hammadi, les gnosticismes se rapprochent dans la forme du christianisme, mais en diffèrent radicalement dans la substance, qui est encore une fois celle d’un dualisme religieux.
Ce terme de « dualisme » ne doit pas être entendu dans un sens philosophique, comme étant l’opposé d’un « monisme », mais dans le sens où il est employé en histoire des religions, où il est réservé à des systèmes religieux caractérisés par « une dichotomie originaire et substantielle au sein des êtres sur-humains et pré-humains gouvernant le monde, dans laquelle un ou plusieurs de ces êtres sont conçus comme antagonistes et malins par leur nature intrinsèque, et éventuellement aussi comme auteurs d’une création personnelle qui leur est réservée. » [18]
Les gnosticismes de l’Antiquité tardive sont tous caractérisés par ce dualisme, qui oppose non seulement le corps et l’esprit, mais surtout un dieu bon et un dieu mauvais.
Ce thème de base connaît d’innombrables variations, mais partout nous trouvons le même motif central de la gnose comme connaissance permettant à l’homme de se libérer de sa prison terrestre pour réintégrer sa patrie céleste.
Cette conception de la gnose a aussi caractérisé d’autres conceptions religieuses à d’autres époques, dont la plus connue dans l’Occident médiéval est certainement le Catharisme. [19]
La question qui se pose à nous, Franc-Maçons, est la suivante : la gnose dont parlent nos rituels, et dont chacun d’entre-nous est censé avoir fait l’expérience à partir d’un certain stade de son évolution initiatique, est-elle du même type que la gnose qui forme le centre doctrinal des gnosticisme dualistes de l’Antiquité tardive ou du Moyen-Age occidental ?
Cette question pose aussi celle des rapports entre Franc-Maçonnerie et religion, puisque la gnose au sens que nous venons de définir est la caractéristique centrale de plusieurs systèmes religieux.
La réponse à cette question, dont la première dépend, ne peut pas être univoque, puisque nous pouvons constater que la Franc-Maçonnerie présente à ce sujet deux attitudes opposées, entre lesquelles un grand nombre de nuances peuvent être observées.
La Grande Loge Unie d’Angleterre, dans une déclaration publique datant de 1985, a affirmé ce qui suit au sujet des rapports entre Franc-Maçonnerie et religion :
1) La Franc-Maçonnerie n’est pas une religion, ni le substitut d’une religion. Elle demande à ses membres la croyance pleine et sincère en l’existence d’un Être Suprême, mais ne fournit aucune doctrine de foi qui lui soit propre.
2) La Franc-Maçonnerie est ouverte aux hommes appartenant à toutes les confessions religieuses. Pendant les réunions toute discussion de caractère théologique est interdite.
3) Il n’y a pas un dieu maçonnique : le dieu d’un Franc-Maçon est celui de la religion qu’il professe.
4) Les Franc-Maçons se réunissent dans le respect commun de l’Etre Suprême, qui reste suprême dans leurs confessions religieuses respectives.
5) La Franc-Maçonnerie n’essaie en aucune façon de fondre ensemble les religions existantes. Il n’y a donc aucun dieu maçonnique composite.
6) La Franc-Maçonnerie n’a aucun des éléments fondamentaux d’une religion, et notamment :
a) elle n’a aucune doctrine théologique et, en interdisant toute discussion religieuse pendant ses réunions, elle ne permet pas la naissance d’une doctrine théologique maçonnique.
b) elle n’offre aucun sacrement ni n’exerce aucun culte.
c) elle ne prétend pas conduire au salut par des œuvres ou des connaissances secrètes, ou par n’importe quel autre moyen. Les éléments réservés de la Franc-Maçonnerie concernent les signes de reconnaissance ainsi que les règles de l’art de la construction, transférés sur un plan symbolique, métaphorique et moral, et donc n’ayant aucun rapport avec le salut et l’eschatologie.
7) La Franc-Maçonnerie soutient la religion et ne lui est pas indifférente. Elle demande à tous ses membres de suivre chacun sa propre foi et de mettre ses devoirs envers dieu (quel que soit le nom par lequel il l’appelle) au-dessus de tous les autres. Les enseignements moraux de la Franc-Maçonnerie peuvent être acceptés par toutes les religions, elle soutient donc la religion.
Entre ces deux attitudes extrêmes et opposées toutes les nuances, ou presque, sont permises et pratiquées, selon les diverses Obédiences et parfois, ou même souvent, selon les divers Franc- Maçons, dont chacun apporte, en sa liberté de conscience, sa propre réponse à la question de savoir ce qu’est cette gnose dont le rituel de passage au deuxième degré voudrait qu’il ait fait l’expérience.
References
2 Festugière, A. J., La Révélation d’Hermès Trismégiste, Paris, 1944-1954.
3 Dont la publication, très retardée par des oppositions diverses, n’a commencé que dans les années soixante-dix, cf. Jean Doresse, Les livres secrets des gnostiques d’Egypte, Paris, 1958.
4 Le copte n’est toutefois qu’une langue de traduction et les originaux des traités étaient en grec, la langue des gens cultivés de l’époque. La datation de ces textes est établie entre le début et la fin du IVe siècle.
5 C’est ainsi que la considéraient, par exemple, le néoplatonicien Jamblique d’Apamée et l’alchimiste Zosime de Panopolis (début du IIIe s.).
6 Hippolyte de Rome, Philosophumena ou réfutation de toutes les hérésies, Milan, 1988.
7 Madeleine Scopello, Les gnostiques, Paris, 1991, p. 50.
8 Op. Cit., p. 115, I.- Sur les Astrologues.
9 Apologiste chrétien (250-vers 325).
10 L’Hypostase des Archontes, Traité gnostique sur l'origine de l'homme, du monde et des archontes (NH II,4), suivi de Noréa (NH IX,2), édité par Bernard Barc et Michel Roberge, Québec-Louvain, 1980.
11 R. Mc L. Wilson « The Gnostics and the Old Testament », in : Proceedings of the International Colloquium on Gnosticism, Stockholm, August 20-25, 1973, Stockholm-Leiden, 1977, pp.164-168.
12 Ennéades, I 6 (1), 8. 26-27.
13 Ibid, II 9 (33), 16. 25-27.
14 Franz Cumont, L‘Egypte des astrologues, Bruxelles, 1937 ; réimpr. Paris, 1999, p. 154.
15 Martin Vermaseren, Mithra ce dieu mystérieux, Paris-Bruxelles, 1960, pp. 98-107.
16 Jacques-E. Ménard « La Notion de Résurrection dans l’Epître à Rhèginos », in : Proceedings of the International Colloquium on Gnosticism, Stockholm, August 20-25, 1973, Stockholm-Leiden, 1977, pp.123-131.
17 Garth Fowden, The Egyptian Hermes : a historical approach to the late pagan mind, Cambridge, 1986 ; trad. fr. Hermès l’Egyptien, Paris, 2000, p. 172.
18 Ugo Bianchi, Il dualismo religioso, Rome, 1991, p. 7.
19 Voir, entre autres, René Nelli, La philosophie du catharisme, le dualisme radical au XIIIe siècle, Paris, 1975.
20 Serge Caillet, La Franc-Maçonnerie égyptienne de Memphis-Misraïm, Paris, 1988, t. I, p. 118, note 27.
21 Voir Robert Amadou, Ekklesia gnostica, Paris, 1988 et Bernard Vignot, Les Eglises parallèles, Paris, 1991.